Saga marchait au milieu des arbres, hors des sentiers battus, par moments distraites par la lumière filtrée par les feuilles automnales. Ces petits instants, elle s'y raccrochait pour ne pas penser à l'inévitable rencontre avec un zombie. Elle prenait garde à là où elle mettait les pieds : peut-être que sous les tas de feuilles se cachait un mort-vivant prêt à lui croquer la jambe. Peut-être qu'elle allait enfin rencontrer un de ces chasseurs fous cannibales qu'on pouvait voir dans The Walking Dead ou The Last of Us. Une part d'elle désirait faire marche arrière, mais l'autre part d'elle opta pour la persévérance.

Et la persévérance paya.

"Par l'œil borgne d'Óðinn !" dirait son père.

Un ruisseau au beau milieu d'une clairière, ruisseau débouchant sur une mare peu profonde à l'eau étonnamment claire. Il ne manquait plus que les animaux de la forêt et les sept nains, se dit la jeune femme.

Elle soupira et sourit, heureuse de retrouver un bel endroit de la sombre forêt. Déposant son sac à dos devant elle et prenant place sur une pierre géante, elle se recroquevilla et apprécia les cliquetis et les chants des oiseaux. Elle méritait bien un répit dans son excursion de la journée.

Après quelques instants, en bonne chanteuse, elle ne put pas s'empêcher de chanter une chanson en vieux norrois que sa communauté chantait certains soirs.

♫ Þurs vældr kvinna kvillu;
kátr værðr fár af illu ♫

♫ Óss er flæstra færða
for en skalpr er sværða... ♫

Relevant sa casquette, sur laquelle figurait Ratatoskr, elle inspira. Relâcher son attention était stupide, elle le savait. Mais cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas chanté au milieu des arbres, loin de la sécurité de sa prison en bois.

Se retournant pour contempler la végétation, elle aperçut soudain un homme aux cheveux argentés qui l'observait. Le souffle coupé, elle se releva rapidement et dégaina son arc et sa flèche.

Gå bort (Va-t'en), dit-elle en norvégien. Ett skritt til og jeg skyter. (Un pas de plus et je tire.)

"Taylor Swift" ? "Mérida" ? "Capri c'est fini" ?? Mais il est vraiment chelou, ce mec ! Et puis son accent est bizarre... D'où il vient ?
Après un temps de pause : Et toi, t'as pas le sens de la prudence, dit-elle, en gardant son calme. C'est toi qui vas te retrouver blessé.
Touuut va bien. J'ai le contrôle de la situation... Mais si ça se trouve, il a des potes cachés qui vont m'attaquer par surprise !
Elle tourna vivement la tête, scrutant les horizons.
On dirait qu'il y a personne.
Puis elle se reporta son attention sur l'énergumène au physique de pompier et aux cheveux argentés.
Dis à tes copains de se montrer ou je tire.

Saga rougit. Elle avait réussi par le passé à intimider avec son arc quelques étrangers qui rôdaient dangereusement dans les environs de son village... mais manifestement ça n'avait pas le même effet sur le mystérieux étranger.
Elle se calma, puis réfléchit.
S'il avait des alliés cachés et prêts à m'attaquer, ils l'auraient sûrement déjà fait depuis longtemps.
Lentement, l'Islandaise recula, rangea son arc et sa flèche, puis prit de nouveau place sur la pierre géante, ne quittant pas l'homme des yeux.
De quel genre de "boulot" tu parles ?

"L'énergie de la jeunesse" ? Il parle comme un vieux. À priori, il a pratiquement mon âge...
Néanmoins, le mantra évoqué à la fin par l'inconnu ne manqua pas de résonner chez la jeune femme. Un monde plus paisible, elle ne rêvait que de ça. Depuis toute petite. Peut-être que les circonstances actuelles ne feraient que rendre l 'entraide humaine plus belle ?
Sortant de ses considérations, elle fronça les sourcils.
Et dans quelle sorte de Camp tu habites ?

Saga se fit violence pour ne pas pouffer de rire. Depuis son arrivée en Norvège, elle n'avait jamais rencontré de survivant prenant des poses de personnage de BD.
Ce "Camp", il a quand même plus à voir avec une énorme base militaire troglodyte qu'avec une zone de tentes et de barricades.
Après un instant pour assimiler la nouvelle déroutante qu'une communauté aussi bien équipée habitait la région, elle donna sa réponse en baissant la tête vers le sol.
Merci pour ton offre... Mais je ne peux pas accepter. Je tiens à ma communauté, et jamais elle n'accepterait de vivre dans les cavernes.
Elle leva la tête. Mais j'ai une autre proposition.

Saga fut interloquée par les larmes que l'inconnu venait de verser.
Vous avez beau être super avancés sur plein de trucs, mais avec le temps qui passe et tous ces draugar... euh zombies, vous allez tôt ou tard manquer de munitions, voire de pièces de rechange d'armes qui s'abîment. Et si on transmettait à vos soldats notre savoir en maniement de l'arc, l'arbalète, l'épée, ou fabrication d'équipement traditionnel ? En échange, vous nous fourniriez des ressources et des services. Pas de risque de surpopulation chez vous, et nos deux communautés couvriraient plus de terrain.
Un temps.
Et on vous fournirait aussi une part de nos fruits de mer !

Après l'attitude cool-raoul de l'inconnu, une incrédulité presque condescendante. Saga ne se laissa pas démonter. On n'est pas aussi avancés que vous. Ça, tu me l'as bien fait comprendre. Mais notre communauté n'est pas aussi faible que tu le crois, on se renforce semaine après semaine. Et on peut se renforcer encore plus vite grâce à vous. Ton Camp a peut-être des dispositifs de confort pour les civils, mais... c'est vraiment que comme ça que tu vois l'avenir de l'humanité ? Enfermés dans une falaise pour l'éternité, façon L'Attaque des Titans ? À laisser le monde aux morts-vivants et aux vandales, au lieu de le reconquérir par l'entraide ?

L'inconnu était passé par toute une palette d'émotions. Comme un artwork représentant les expressions faciales d'un perso, s'imagina-t-elle, presque amusée.
C'est pas toi qui viens de parler de sauver l'espèce humaine en éradiquant les zombies ? Éradiquer, c'est-à-dire les éliminer tous. Où commence ton espoir, et où finit-il ? Et j'ai jamais dit que votre base était un mauvais concept. Je respecte ce que vous faites. Sincèrement. Mais nous laisser attirer dans votre cage dorée, sans façon. Et ça, encore, c'est si ta base existe vraiment...
Elle se leva.
Si tu perds ton temps avec moi, alors qu'est-ce que tu fais encore là ? Elle s'éloigna.