Rappel du premier message :




Patya avait traversé le quartier des affaires au pas de course. Sous sa forme de loup. Il n'était pas rare de voir des Moscovites se déplacer ainsi pour aller plus vite. Dans le quartier voisin, moins huppé, il s'engouffra dans une petite librairie, salua le caissier d'un jappement et disparut dans une petite alcôve. Là, d'un habile mouvement, il détacha son harnachement, se transforma et se rhabilla. Le sac vide sous le bras, il monta l'escalier et pénétra la pièce où les membres de l'association se rassemblaient deux à trois fois par semaine.
Ils étaient presque au complet.

Raïetchka était très tentée de dire que non, c’était typiquement le genre de mesure bête et drastique et pas réfléchie… mais elle savait que ce n’était probablement pas le cas. Et c’était bien dommage, car une mesure réfléchie était bien plus difficile à faire lever qu’une mesure qui s’écroule sur elle-même. « P’têt que les clients du Pince d’Or en parleront ? »

Patya leva les yeux sur Tacha. Je vais me débrouiller pour voir Polina dès demain, histoire de tâter le terrain. « Et moi j'irai à la rencontre de mon frère et de son collègue dans le même temps » dit Patya tandis que son regard sérieux se perdait sur les papiers qui couvraient la table.

Même dans les moments difficiles, Raïetchka n’aurait pour rien au monde troqué cette convivialité qui régnait au sein de leur petit groupe d’énergumènes. Ils étaient motivés et plein de ressources, ils viendraient à bout de cette nouvelle règle injuste ! « Formidable ! Je réfléchirai à des rumeurs qui pourraient intéresser cette Polina. D’ici-là, quelqu’un veut une brioche ? Mme Kuznetsova m’a dit qu’elle nous ferait un prix la prochaine fois qu’on passerait. »

Patya se redressa d'un coup. Il y existait peu de mots aussi magiques que "brioche" après une réunion. Surtout quand les nouvelles à l'ordre du jour étaient mauvaises — et on pouvait faire confiance au Gouvernement pour en avoir toute une tripotée, de celles-là. « Moi ! Brioche ! » s'exclama-t-il comme un enfant.

D’autres « Moi ! », « Brioche ! » et autres « Partant ! » fusèrent en une joyeuse cacophonie. Rien de tel qu’une bonne pâtisserie pour chasser une ambiance morose ! « Brioches, nous voilà ! », s’esclaffa Raïetchka. Et la joyeuse troupe se mit en route, direction la pâtisserie de la gentille Mme Kuznetsova aux brioches.

Ladite pâtissière les accueillit à bras ouverts, comme à son habitude. Il commandèrent leurs brioches et elle n'oublia pas sa promesse. Après un échange joyeux sur le beau temps et les passants, ils la remercièrent chaleureusement et quittèrent la boutique pour se diriger vers le parc Valdaï. « Oh là là, ça sent bon ! » lança Patya qui tenait l'un des sachets.

À côté de lui, Raïetchka aussi huma son sachet : « Oui, Mme Kuznetsova doit être un peu magicienne sur les bords ! » Une idée en amenant une autre, elle sauta du coq à l’âne : « Si ce n’est pas trop indiscret, quand tu te transformes en loup, tu as l’odorat d’un loup aussi ? » N’étant pas zootrope, elle n’avait aucune idée de comment la transformation marchait.

Patya ne s'attendait pas à la question. Cependant, ses frères et sœurs lui en avait souvent posé de similaires durant leur enfance, il n'était donc pas réellement surpris. Dans une moindre mesure, il se demandait parfois lui-même ce que cela faisait d'être cent pour cent humain. « Oui », acquiesça-t-il. « Et il est si développé qu'il y a des endroits où il fait bon avoir un nez humain », ajouta-t-il d'un ton léger.

Immédiatement, une demi-douzaine de tels endroits vint à l’esprit de Raïetchka, qui fronça le nez de dégoût. « Beurk, j’imagine. » Son expression ne tarda toutefois pas à se refaire plus joyeuse : « Et ces brioches ? Elles sentiraient encore meilleur avec un nez de loup, ou c’est impossible de faire mieux que ce qu’elles sentent actuellement ? »

Patya avait déjà eu mille occasions de comparer des odeurs de plats sous sa forme de loup. Il n'avait donc pas besoin de modifier sa tête là tout de suite même si c'était très tentant. « Pas meilleur... Juste différemment.  Les effluves sont plus denses et l'odeur plus complexe. Je peux détecter des subtilités, qui me permettent par exemple de savoir de quelle pâtisserie elles viennent (si je les ai déjà senties avant évidemment). Un vrai limier, quoi », ajouta-t-il avec un petit rire et un haussement d'épaules.

« Donc, si on doit faire expertiser des pâtisseries, on sait à qui faire appel ! », conclut Raïetchka. Ils étaient entre-temps arrivés au parc, et elle jeta un coup d’oeil circulaire autour d’elle pour repérer une bonne place de pique-nique. « À côté de la fontaine il y a une belle bande d’herbe ! »

Patya éclata de rire. Il aimait infiniment ses moments avec ses amis. Ils oubliaient tous le temps d'un entracte le combat qu'ils menaient quotidiennement. C'était reposant et bienvenue. « C'est parfait ! » répondit-il, parmi les réponses pêles-mêles de leurs compagnons.. Et comme tout le monde approuvait, la petite troupe s'installa dans l'herbe sous le bruit léger des jets d'eau. « Qui n'en veeeuuut ? » lança Patya en ouvrant son sachet.

Un choeur de « Moiiiiii ! » rappelant plus un groupe d’enfants de primaires qu’une association de militants pour l’égalité des droits retentit dans le parc. Et attira l’attention de quelques passants au passage. Mais qui s’en souciait en ce moment de grâce où obtenir chacun une brioche était leur préoccupation principale ?

Aucun d'eux en effet. Patya distribua les brioches de son sachet à l'exception de la dernière qu'il entama à belles dents. Une bouchée suivit d'un « Mmm » très long. « Quel délich' ! » dit-il avait d'avoir tout avaler.

Pour sa part, Raïetchka entama sa brioche avec autant d’enthousiasme, mais à plus petites bouchées pour la savourer plus longtemps. « Il faudrait qu’il y ait plus de Mmes Kuznetsovas et moins de politiciens ahuris dans le monde. On aurait moins de mesures stupides et plus de brioches », conclut-elle, avec toute la certitude philosophique d’un pilier du bar, si ce n’est qu’il n’y avait pas de bar et qu’elle n’avait pas bu une goutte d’alcool.

Patya mit sa main devant sa bouche pour ne pas postillonner tandis qu'il gloussait. Je dirais même plus : s'il y avait plus de brioches, il y aurait moins de mesures stupides ! renchérit Tacha, accentuant l'amusement du garçon. C'est ça, qu'on devrait faire : faire livrer des brioches au Gouvernement ! ajouta Boris avec une expression pince-sans-rire.

« Ou les menacer de ne plus les livrer tant qu’ils prennent des mesures stupides ! » Dans l’esprit de S’ils ne nous laissent pas gagner notre pain, qu’ils ne mangent plus de brioche, ou autres slogans du même genre. Une technique aussi radicale que dévastatrice, à coup sûr.

Patya éclata de rire, cette fois. Ouah, c'est si cruel, s'affligea Boris en faisant mine de se consoler avec sa brioche.

« Je suis cruelle, machiavélique et sans scrupules, voyons, tout le monde le sait », répliqua Raïetchka du tac au tac. « C’est Tsillia qui est gentille. »

Patya coula un regard sur Tsilia, qui dégustait sa brioche comme tout ce qu'elle faisait : sans se faire remarquer. Tsilia dont on pouvait presque oublier la présence sans les attentions discrètes qu'elle prodiguait, et dont on remarquait en fait surtout les absences. Ça c'est vrai, approuva Patya d'un ton espiègle.

Tsillia, justement, leva un sourcil en se tournant vers Patya : « Dis-donc, tu ne serais pas en train de dire du mal de ma soeur ? » Grossière erreur : les Azarovs se serraient les coudes, même les plus discrets.

Patya s'étrangla à moitié. « De quoi ? Mais pas du tout ! Je... » Il avait oublié qu'il ne faut jamais remuer l'eau qui dort. Vaincu, il se laissa tomber en arrière. « Je suis plus là », dit-il en faisant le mort dans l'herbe... (Un mort qui mange tout de même sa brioche).

« Tsillia ! Tu l’as tué ! », s’exclama Boris. « Je le savais ! », renchérit Tacha, « Toujours se méfier des silencieux réservés, c’est le plus dangereux ! » Tsillia, pendant se temps, s’était lancée dans un rire diabolique plus vrai que nature, le tout sous le regard très amusé de Raïetchka.

Allongé dans l'herbe, sa brioche dans le bec, Patya gloussait sans pouvoir avaler sa bouchée. Che dirai plus chamais de mal de Raïcha, promis ! lâcha-t-il, la bouche pleine. Pitché, épargne-moi, Ô Tchillia !