En général, Eibhlín n’avait rien contre les dîners aux chandelles. Il lui arrivait même de les apprécier, en de bonnes conditions et bonne compagnie. Mais elle découvrait maintenant qu'elle ne les appréciait pas DU TOUT quand il s'agissait de préparer plutôt que consommer le dîner à la lueur des chandelles. La visibilité laissait à désirer et elle avait manqué trois fois de se roussir les cheveux avant de les attacher en chignon.

Avec de telles difficultés en plein coup de feu, pas étonnant qu’elle ait fini prise de vertiges environ une heure après le début de la panne. Pas étonnant, mais pas pratique sans remplaçant. Cependant, elle parvint à se reprendre assez rapidement et continuer comme si de rien n’était.

Mais après s’être cassé la tête à cuisiner dans ces conditions tout sauf idéales, elle finit la soirée avec un début de mal de tête. Pas de quoi prendre une aspirine, mais gênant tout de même. Elle finit donc de ranger la cuisine, éteignit les bougies (pour éviter d’ajouter un incendie à la panne d’électricité) et se munit d’une lampe torche pour sortir dans le jardin. Là, elle trouva sans mal celui qu’elle cherchait : le bruit d’une guitare attira son attention et elle n’eut qu’à suivre la mélodie pour tomber sur le jardinier de l’hôtel. Elle ne l’interpela pas tout de suite pour ne pas le couper en plein dans son morceau, mais bon, avec une lampe torche en pleine nuit, elle était tout sauf discrète.

Quand la guitare était de sortie, surtout à une heure aussi indue, c'était que son flippomètre variait dangereusement. Kelly était enroulée contre son cou, comme une écharpe vivante qui le protégeait du vent nocturne du large, alors qu'il jouait un air nostalgique pour vider son esprit... il savait qu'il y avait des choses étranges dans l'hôtel mais la sensation qu'il avait ressentit plus tôt en distribuant les lampes l'avait clairement fait paniqué. Donc il jouait. Sans prêter attention à la lumière qui arrivait vers lui.

Elle était tout sauf discrète, mais apparemment elle l’était encore trop. Ou l’autre était retranché dans son monde et ce qu’il se passait autour de lui lui importait peu. Quoi qu’il en soit, Eibhlín devrait attirer son attention d’une autre manière. Elle attendit une pause entre deux morceaux (ou quelque chose qui y ressemblait) avant de prendre la parole : « Hey, je peux te demander un service ? » Une entrée en matière pour le moins directe… mais bon, à 10h du soir dehors dans le noir et avec un début de mal de tête, elle n’avait pas trop envie de commencer à tourner autour du pot pendant deux heures.

Le sursaut du musicien était grandiose, des notes désaccordées produisant un son sinistre et effrayant d'avantage la furette qui griffa son cou et se réfugia sous sa veste. "Eibhlín !!" la réprimanda Garvan pour sa trouille. "Tu m'as foutu une peur bleue ma vielle ! Préviens les gens quand tu t'approches d'eux, j'ai cru à un fant... fanatique. Un fanatique, ouais." Oui bon, il était encore sous le choc, c'était le premier mot qui lui vint à l'esprit.

« …Un fanatique ? », répéta Eibhlín, qui ne savait pas si elle devait être plus perplexe du bond du jardinier ou de son choix de mots. « Il fait nuit noire et j’ai une lampe torche assez puissante pour remplacer le phare de l’île, il te faut quoi d’autre comme avertissement ? » Son ton n’était en rien agressif, plutôt complètement soufflée.

"Tout le monde a des lampes torches ce soir" maugréa Garvan en comprenant qu'il était passé pour un idiot une fois de plus. "En quoi je peux t'aider ? Un problème dans les cuisines ?" chercha-t-il à changer le sujet tout en essayant de déloger Kelly de son manteau. Ou qu'elle cesse de s'accrocher à lui toutes griffes dehors du moins.

« Les lampes torches, c’est plus pratique que les bougies en pleine panne d’électricité », constata simplement Eibhlín. « Les cuisines vont bien. Par contre, j’ai un début de mal de tête, je me demandais si tu n’avais pas des plantes contre ça. Il paraît que la grande camomille aide. Ou sinon autre chose, je suis pas une experte en plantes. » Elle avait juste fait quelques recherches du temps où ça avait été utile pour un livre qu'elle écrivait.

Ah. Oui donc si elle avait besoin de plantes, il comprenait mieux. Ce n'était pas si courant que ça qu'on le demande pour ses compétances de jardinier... paradoxalement... "Mon vieux en saurait plus que moi mais j'ai de la camomille en train de sécher dans mon gourbi, pour faire des tisanes aux clients. Perso, je prends plus souvent de la mélisse pour des maux de tête, ça aide aussi pour la nervosité." Comme ce soir par exemple ! "Les deux se boivent, comme tu veux."

« J’ai jamais testé la mélisse, je veux bien essayer si tu en as. » Comme dit précédemment, elle n’y connaissait presque rien aux plantes, donc tous les conseils étaient bons à prendre. Généralement, contre les maux de tête, elle prenait une aspirine, mais celui-ci était assez léger pour qu’une telle solution lui semble un tantinet exagérée.

"Suis-moi, je vais te préparer ça." Attrapant sa guitare et s'assurant que Kelly n'allait pas le griffer d'avantage, Garvan prit route pour le modeste cabanon qui lui servait de remise, atelier, fourre-tout et cahute de repos. Comme le lieu était dédié pour son père auparavant, quelques objets personnels donnaient un petit côté chaleureux... et il était clair que Garvan passait beaucoup de temps ici (comme il refusait autant que possible de mettre les pieds à l'hôtel). "Mets-toi à l'aise, ton mal de tête à dû te fatiguer" lui proposa-t-il un fauteuil trop cosy pour l'endroit tout en galérant pour allumer une lampe à huile.

« Merci. » Eibhlín suivit le jardinier, non sans jeter un regard curieux autour d’elle dans le cabanon. Ce qu’elle avait pris pour une cabane de jardin purement utilitaire se révélait être bien plus chaleureux et accueillant. Aussi chaleureux et accueillant que le fauteuil dans lequel elle ne se fit pas prier pour s’asseoir. « C’est plus de cuisiner à la bougie pendant toute une soirée qui est fatigant. » D’où le retour de son mal de tête, sans doute.

C'était par pure chance qu'il n'avait pas mis le feu à la table quand Kelly surgit de sa veste et fit basculer la lampe à huile. La furette se moqua bien de son regard noir et se faufila dans le bric-à-brac dans le coin qu'elle avait revendiqué comme sa tanière (à savoir un fouilli sans nom avec plusieurs de ses chaussettes, allez comprendre). "Il s'est passé quoi au juste au manoir ? Tu sais que.... je n'y rentre jamais...." demanda Garvan tout en préparant son infusion.

Ah oui tiens, maintenant qu’il le disait, elle ne l’avait en effet jamais croisé dans l’hôtel. Eibhlín secoua vaguement la tête : « Juste une panne d’électricité pile au mauvais moment. Chiant, mais rien de bien grave. » Comme son mal de tête, en soi.

Si ce n'était pas si grave que ça, sa nervosité ne serait pas aussi importante ce soir. Rien qu'à y repenser, ses mains se mirent à trembler et la tasse d'Eibhlín provoqua un petit cliquetis dans sa soucoupe alors qu'il voulait la lui porter. "A-Attention, je ne voudrais pas t'ébouillanter" la prévient-il. Bon sang qu'il était ridicule ! Avoir peur de trucs qui n'existe pas, il avait quel âge à la fin ? "Tu veux... je dois avoir des biscuits de ma mère que Kelly n'a pas encore dévoré."

« Ca va ? » Entre ses lapsus, ses bégaiements et ses mains instables, Eibhlín commençait vraiment à se faire du soucis pour Garvan. Evidemment, il ne lui venait pas à l’idée que c’était l’obscurité qui, associée à l’ambiance fantomatique de Lockwood, le mettait mal à l’aise. Elle connaissait assez peu d’adultes ayant peur du noir et la plupart des « piliers » de l’équipe de l’hôtel s’étaient depuis longtemps habitués à ses étranges phénomènes.

Ben pas lui ! "Oh c'est rien, c'est que.... et puis merde" se décida-t-il à avancer le scénario parler. "J'suis mort de trouille Eibhlín ! Cette baraque me fait grave flipper et j'ai l'impression que ça empire de plus en plus." Garvan se versa également son propre thé - dans une tasse à moitié ébréchée - en se posant devant la cuisinière. "J'ai... j'ai cru voir des trucs quand la lumière a sauté. Non, j'ai vu des trucs et je t'assure que ça n'avait rien à voir avec des crabes !" Sa phobie ridicule était malheureusement pour lui bien connue sur l'île.

Ah… oui, même habituée comme elle l’était aux étrangetés de l’hôtel, Eibhlín devait elle aussi admettre qu’il y avait des bizarreries différentes des bizarreries habituelles ces derniers temps. « Hmm, quoi comme trucs ? La plupart de ceux qui se baladent dans l’hôtel sont plutôt amicaux, au pire ils ont un sens de l’humour de mauvais goût. » Puisqu'elle ne s’adressait pas à un client, elle ne prit même pas la peine de nier sans grande conviction qu’il y avait des trucs dans l’hôtel.

Garvan perdit brusquement quelques teintes et fixait la cuisinière avec de grands yeux horrifiés. Tout était vrai ! "Mais..." Il eut un léger rire nerveux, les mains toujours tremblantes. "Les fantômes ça n'existe pas, hein ? Tu parles de souris nest-ce pas ?" Ce n'était plus du déni à ce stade mais un aveuglement pur et simple (et aussi une peur tétanisante).

Que… quoi ?! Là ce fut au tour d’Eibhlín d’ouvrir des yeux comme des soucoupes. Le jardinier n’était-il pas un natif de l’île, habitué à l’hôtel depuis son plus jeune âge ?! Même sans être médium, comment avait-il pu louper ainsi une accumulation de signes tout sauf subtils ?! « Ben… Si, je parle de fantômes. Et la plupart sont plutôt fréquentables, pas la peine de prendre cet air paniqué. » Mouais, on avait vu mieux pour le côté rassurant. Mais entre les événements de la soirée, son mal de tête latent et le côté complètement inattendu de la peur de Garvan, Eibhlín n’avait pas vraiment réussi à faire preuve de plus de tact.

Il n'y eu soudainement que le bruit habituel et constant du vent battant les murs fragiles de la cabane et un rouquin rigide qui ne bougeait plus. Un objet tomba du plafond, provoquant un sursaut mémorable au pauvre homme et une trouille de tous les diables. "Oh mon Dieu !! Ils sont venus jusqu'ici ! " trembla Garvan, sans même rationaliser que c'était peut-être un simple coup de malchance ou de Kelly.

Par réflexe, Eibhlín leva les yeux vers la source du projectile. « Casper ! Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça, tu vas casser quelque chose ! » Casper n’était bien sûr pas le nom du petit garçon translucide et hilare perché sur une étagère, mais un surnom dont l'origine se perdait. À part sa fascination pour les effets de la gravité, il était un gamin bicentenaire jovial et aimable. « Mais non, c’était pas cassable, j’ai vérifié ! », protesta-t-il. « Même, tu pourrais blesser quelqu’un. Et descends ici, je vais attraper un torticolis », répliqua Eibhlín. Toujours avec un grand sourire le petit fantôme flotta au bas de son perchoir.

Le jardinier était devenu soudainement aussi pâle que le bambin descendu du plafond. Aussi immobile que les arbustes qu'il taillait, Garvan se contenta de cligner des yeux, allant de l'enfant à sa collègue, puis les baissa sur sa tasse fumante. Lentement, il reposa son infusion sur le rebord de sa table et se repositionna tout aussi stoïquement dans son fauteuil. "Uhm uhm" se racla-t-il simplement la gorge, toujours tendu comme un arc. "Ei-Eibhlín ?" fit-il d'une petite voix beaucoup trop aiguë en désignant du doigt la forme pâlotte qui flottait à côté d'eux.

Occupée à sermonner Casper, Eibhlín n’avait pas fait attention à la réaction de son collègue à cette apparition. Elle rectifia cette erreur en l’entendant se racler la gorge… et ne constata qu’à ce moment-là, qu’il ne semblait pas très à l’aise en présence du petit fantôme. « T’inquiète, Casper fait partie des fantômes fréquentables. Casper, voici Garvan ; Garvan, Casper. » Des présentations d’autant plus étranges qu’elle n’était même pas sûre que le jardinier voie Casper.

Oh si il le voyait ! C'était même là tout le problème. "Je.... heu.... Enchanté C-Casper" balbutiait le pauvre jardinier. "Tu as bien dis des fantômes ? C'est qu'il y en a plusieurs et des pas fréquentables ?" A ce moment, Garvan se demandait s'il arriverait à trouver un travail aussi tranquille sur le continent et exempt de revenants translucides...

Si le jardinier vivait le choc de sa vie en rencontrant un fantôme, Eibhlín était non moins choquée de son ignorance après toutes ses années passées à proximité de l’hôtel. Qu’un client occasionnel ne réalise pas la vérité, soit, surtout s’il n’était pas médium, mais tous les employés de longue date devaient au minimum se douter de quelque chose, non ? Apparemment pas forcément. « Oh, il y en a assez peu qui soient réellement problématiques. La plupart des emmerdeurs se content de blagues de mauvais goût. Et ils sont assez faciles à écarter si on a de l’argenterie sous la main. » Ce qu’elle avait en abondance, en tant que cuisinière.