Rappel du premier message :




Cela faisait deux mois que Seamus avait disparu. Et qu'Éric s'était exercé avec Lady Dunne à une séance de spiritisme, sans résultat convaincant. Néanmoins, il avait rarement goûté à un aussi bon thé irlandais.
Les mois ayant suivi, il avait réussi à communiquer avec un certain nombre de fantômes. Mais là encore, aucune piste.
À présent, assis sur son lit, il contemplait tour à tour la bougie sur sa table de nuit, et la vue de sa fenêtre donnant sur le jardin. Songeur. Alors que la vision qu'il avait eue deux mois auparavant s'était visiblement enfin concrétisée.

Soudain, il sentit une autre vision venir.
Enlevant ses lunettes, il plaça la main droite sur son visage comme pour la recevoir.




Retirant sa main, le regard confus, il finit par remettre ses lunettes.
Qu'est-ce que le Temps cherchait donc à lui dire ?




Lampe-torche à la main, Éric était toujours à la recherche de la porte en question. Sa recherche n'ayant pas porté ses fruits dans l'aile gauche, le médium avait décidé de continuer dans l'aile droite. Laquelle était interdite d'accès au public, mais il se sentait pressé d'enquêter avant le lever du jour. Comme si une clé allait lui échapper.
Soudain, il entendit des pas de velours sur le tapis du couloir, à une dizaine de mètres de lui. Il se retourna.

Faélàn plissa des yeux vers ses chats. Ils avaient tous deux perdus leur tranquillité et restaient dans une immobilité en qui-vive. La Dame se leva avec précaution, ôtant ses gants qu'elle plia soigneusement pour les ranger dans sa poche. Ses doigts nus jouèrent sur son plumeau mais elle le laissa accroché à sa ceinture. "Je ne peux guère vous laisser y aller seul, Eric." dit-elle gentiment en s'avançant.

Éric la regarda et, gardant une expression sérieuse, hocha la tête en signe d'acquiescement et de remerciement. On va laisser la porte ouverte pour l'instant.
Préférant omettre l'interrupteur, il alluma sa lampe de poche, balayant la pièce de son rayon de lumière, et repérant notamment un journal ouvert sur des pages vierges. Après une quarantaine de secondes, aucune réaction. Le médium inspira.

Y a-t-il quelqu'un ici ? dit-il calmement.

Il sentit alors la température baisser très légèrement, et entendit un bruit au niveau du journal. Le crayon bougeait tout seul, et écrivait lentement un message.

Faélàn remarqua que ses chats refusaient de s'avancer vers la porte et la fixaient avec un regard tendu. Et après on s'étonnait qu'elle était persuadé qu'ils voyaient des fantômes !

La vue du livre la fit légèrement frissonner. Même si elle avait enlevé ses gants, se préparant donc mentalement à utiliser sa psychométrie si le besoin s'en faisait ressentir, un vieil instinct lui disait que l'affaire actuelle ne serait pas de tout repos.

Elle se contenta donc de plisser des yeux vers les lignes en gaélique. "Vous m'avez fait peur. Que voulez-vous ?" La Dame haussa un sourcil. "C'est le monde à l'envers, faire peur à un fantôme !"

C'est donc bien du gaélique irlandais... Heureusement, j'ai une locutrice native toute trouvée.
Les fantômes aussi restent des êtres humains, et les êtres humains ressentent la peur. C'est tout naturel.
Durant leur échange, le fantôme semblait ne pas leur prêter attention, le crayon se mouvant de nouveau pour laisser son encre sur le papier.

AR DEIREADH ROINNT FOSTAITHE CHUN AIRE A THABHAIRT DOM

tá an radharc go hálainn

CAD A THÓG CHOMH FADA SIN ORT

Pour l'instant, Éric n'eut pas d'autre choix que de se tourner vers sa traductrice du moment.

Faélàn était une Dame de noble éducation, elle ne roulerait pas des yeux devant ce manque évident de second degré du pauvre jeune homme, même si elle n'en pensait pas moins. Elle se concentra plutôt sur les mots couchés sur le papier par une main invisible et haussa un sourcil mitigé à la fin de sa lecture. "Et bien, ça, si je l'aurais cru !" Elle gardait un ton bas, se parlant plus à elle-même qu'au profit des oreilles des autres.

Elle se tourna vers Eric en gardant son expression pincée. "Enfin des employés pour prendre soin de moi - la scène est belle. Qu'est-ce qui vous a pris aussi longtemps ?"

"La scène est belle"... En minuscules cette fois. Et il semble parler comme s'il était encore un client de l'hôtel... Cet endroit n'est devenu un hôtel qu'en 1949. Et sauf erreur, le gaélique irlandais a commencé à tomber en désuétude au siècle 1700... Aurions-nous là un patriote ? Quoi qu'il en soit, il ne serait donc pas conscient de sa mort. Vu que les fantômes de cet hôtel ne peuvent pas encore aller dans l'au-delà, on pourra difficilement l'apaiser en cas de prise de conscience : il n'y a guère d'autre solution que de jouer le jeu.
Veuillez nous excuser pour notre retard.

Le stylo se mouva aussitôt.

Un rire clair s'échappa de Faélàn qui mit une main élégante devant sa bouche pour en camoufler la fin. Ce fantôme avait un sacré humour ! En bonne fée, elle devait rentrer dans son jeu. "J'ai dû faire le tour de l'hôtel pour le trouver ! Nous nous excusons vraiment du retard." dit-elle au fantôme dans un gaélique parfait, les yeux pétillants d'humeur. "Ces étrangers, aucun sens de l'orientation !"

Le Français plissa les yeux, soupçonnant la vieille dame de se permettre des plaisanteries à son encontre en gaélique, bien qu'il ne pût pas comprendre un mot de ce qu'elle disait. Le stylo-plume s'agita avec vivacité, dénotant un probable enthousiasme avec le fait de converser dans sa langue maternelle.

NÍ CHUIRIM AN MILLEÁN AR AN BHFEAR ÓG SEO

UAIREANTA, MOTHAÍM COSÚIL GUR EACHTRANNACH MÉ I MO THÍR FÉIN

Le stylo resta immobile quelques secondes. Puis reprit dans son autre langue, par indulgence envers le non-irlandophone.

AUCUN DE VOUS na tonnta N'A LE REPAS DU SOIR

Quelque chose ne tourne pas rond...
Serait-il possible que...

Faélàn perdit légèrement son sourire quand le gaélique sans aucun sens se glissa dans la dernière phrase du fantôme. Elle plissa des yeux. Mais elle ne voulait pas le faire sombrer plus vite qu'il ne l'était déjà. "Nous devions vous amener le repas du soir ?" demanda-t-elle de son aimable ton chantant. "Halalala ! Les esprits de maison ont dû balayer mes idées de ma tête !"

Le fantôme marqua une pause peu rassurante.

Quelques secondes passèrent.

La température baissa soudain de quelques degrés.

Le stylo se mut derechef, traçant un gribouillis ne représentant absolument rien sinon quelque chose dont seul le fantôme avait connaissance.

Puis, sans se décoller du papier, le stylo fit un retour à la ligne.
La température remonta, le thermomètre indiquant un petit peu plus haut qu'à l'origine.

NUL SOUCI

VOUS POURREZ ALLER ME LE CHERCHERníor tharla séAU BUFFET S'IL VOUS PLAÎT

ETtá mé anseoPUISQUE VOUS ÊTES LÀ JOUONS DONC AU 25

"Oh nous allons vous chercher un bon repas, sur le champ !" répondit gaiement Faélàn. Mais la main qu'elle posa doucement sur le bras d'Eric était plus tendue ; elle devait lui parler mais loin du fantôme qui divaguait en gaélique sur des vagues, quelque chose qui n'était pas arrivé et sa présence ici. Et Eric ne pouvait pas comprendre ces divagations. Elle avait un mauvais pressentiment à leur sujet...

Il faut que je demande à Faélàn ce qu'il dit. Si j'ai vu juste...
Ses pensées coïncidèrent heureusement avec Faélàn qui joua elle aussi le jeu en lui posant la main sur son bras. Il acquiesça et l'emmena dehors, fermant la porte derrière lui et s'en éloignant de quelques pas avec elle, lui parlant en chuchotant.
Vous l'avez vu comme moi, oui. Quelque chose ne tourne pas rond. J'ai une idée de ce dont il s'agit, Madame, mais il me faudrait la signification de ces bribes de gaélique en minuscules pour en avoir la confirmation.

"Na tonnta. Níor tharla sé. Tá mé anseo." répéta doucement Faélàn, sa voix semblant scander une ancienne litanie. Elle haussa un sourcil vers Eric en traduisant dans la foulée : "Les vagues. Cela ne s'est pas produit. Je suis là... Notre fantôme se croit encore en vie, et refuse de reconnaître sa mort, à ce qu'il me paraît."

Exactement. Sans doute une victime malheureuse ayant sous-estimé les vagues lors d'intempéries, ayant basculé par-dessus la rambarde et fini sous les récifs... Vu sa maîtrise du gaélique, cet accident s'est peut-être produit il y a longtemps, peu après l'ouverture de l'hôtel. Je n'ose pas imaginer son apparence actuelle... Les mots en majuscule représentent ses paroles, tandis que les mots en minuscule représentent ses pensées... Du moins celles qu'il a toujours réprimées. Un temps. Il s'est peut-être manifesté à cause de la panne de courant... voire de ce qu'il y a derrière la porte qui nous intéresse, finit-il en regardant cette dernière.

Faélàn écouta attentivement les suppositions d'Eric. Elle haussa un sourcil. "Très cher, votre curiosité n'est-elle pas trop exacerbée ? Un tel fantôme peut être dangereux. Même si nous lui emmenons son dîner, il verra bien qu'il ne peut pas le manger. Cette situation nous dépasse sans doute." Elle était une vieille femme après tout et son arthrite se rappelait à elle à une heure aussi tardive.

Bien sûr qu'un fantôme en déni de décès peut être très dangereux. Mais il est plus ancien que beaucoup de fantômes que j'ai rencontrés ici, et il a potentiellement des réponses sur les mystères de cet hôtel. En outre, si on le laisse tel quel, il pourrait causer des dégâts à la chambre. L'aile droite a beau être interdite d'accès, si un membre du personnel a le malheur de visiter cette chambre par la suite... Et nul besoin de lui préparer un dîner : il a bien dit vouloir jouer au 25, non ? Le responsable de la table de poker m'y a initié. Il fit demi-tour. J'ai constaté que jouer avec ce genre de fantômes, c'est efficace pour les "sédatiser".

"Allez-y donc, dans ce cas, Monsieur le Savant." Son ton était aimable mais ne trompait guère sur son véritable ressenti : sa mise en garde reléguée de côté tenait encore. Mais elle ne pouvait pas non plus laisser tomber ce gamin trop curieux. Faélàn soupira doucement. Ces jeunes alors !

Éric se contenta de repousser la porte de la chambre, lassé et habitué des taquineries de la vieille dame. Il fut tenté de lui dire qu'elle n'était pas obligée de le suivre partout, mais il lui fallait bien une troisième personne s'il fallait jouer au 25...
Le dîner est en cours de préparation, monsieur, dit-il en prenant un jeu de cartes sur la table près de la fenêtre barricadée. Souhaitez-vous toujours jouer plusieurs parties au 25 pour patienter ?



Et ainsi, ils jouèrent...




Le stylo tomba, Éric poussant un soupir de soulagement.

Il reparle en gaélique ?

Faélàn commença à somnoler en cours de partie. On aurait pu lui dire que ce n'était pas très prudent de s'endormir près d'un fantôme mais allons ! Elle était vieille, fatiguée, et elle n'avait jamais aimé les jeux de cartes, sauf quand il s'agissait de divinisation.

Ce fut le bruit du stylo tombant au sol qui la sortit de sa torpeur. Ses yeux fatigués se portèrent automatiquement sur le papier. "Oh oui, cher ami. Bonne nuit ! Mes vieux os réclament un lit à en perdre la voix."

Il nous souhaite donc bonne nuit. Il s'est bien endormi. Pour le moment.

Il se leva, arrangea sa chemise et ses manches tel le capitaine Jean-Luc Picard, satisfait de son travail, et se dirigea d'un pas lent et léger vers l'extérieur.

Alors qu'il ouvrit la porte à Lady Dunne pour la laisser passer en premier, son regard se porta sur la raison de sa venue ici. Le centre de sa vision.
Avait-elle été influencée par la présence de fantômes, comme c'était parfois le cas depuis sa venue à l'hôtel ? Ou bien une clé du mystère de cette prison pour fantômes s'y cachait-elle ?

Faélàn était vraiment fatiguée. Ses os lui hurlaient d'aller au lit. Pour de vrai ! Elle les entendait s'entrechoquer. La vieille femme se contenta donc d'hausser un sourcil vers Eric. "Qu'y a-t-il ?"

Perdu dans ses pensées, il répondit enfin à Lady Dunne, qui passa devant lui. Il y a que je vous ai battus tous les deux à plate couture, répliqua-t-il, d'humeur taquine. L'importance de ne pas se presser autant pour jouer ses cartes avec les idées claires, dit-il, faisant référence à l'une des premières suggestions que la vieille dame lui avait faites plus d'une heure plus tôt. Il tendit son coude à sa co-médium. Auriez-vous besoin d'un sac à main savant pour vous raccompagner jusqu'à votre chambre ? lui demanda-t-il, tournant une dernière fois la tête vers la porte tant intriguante.

"Pàdraic était meilleur joueur que cette pauvre vieille femme que je suis... surtout à cette heure-ci !" Ils furent accueillis par ses deux chats sitôt sortis de la pièce. Faélàn avait remarqué que Satine et Laiwann n'avait pas voulu rentrer avec eux et qu'ils semblaient toujours nerveux, ayant même le poil légèrement hérissé. Les pauvres louloups ! Qu'on ne lui dise pas qu'ils ne voient pas les fantômes après ça ! Elle prit volontiers le bras d'Eric. "Oh que oui, j'en ai besoin. Quelle idée de faire traîner une Dame âgée à cette heure de la nuit, et pour des mystères en plus !"

Éric avait remarqué que cette porte était en réalité un peu différente des autres. Il s'y dirigea lentement.
Si vous permettez, je souhaiterais au moins examiner la porte pour la prochaine fois. Histoire d'avoir matière à réfléchir au lit. Je souhaiterais en examiner les détails avant de...

Et alors qu'il en était à présent plus proche que jamais, il perdit connaissance.







Il reprit connaissance. Couché sur le flanc, il parvint à retrouver ses lunettes.
Oh... Pas encore... Merde, marmonna-t-il en français.
Il consulta sa montre, écarquillant les yeux.
Soudain, il sentit enfin un corps qui était allongé sur le sien.

Faélàn ne pensait plus vraiment dans un esprit clair. Plus embrumé de sommeil qu'autre chose. Elle vit donc nettement ses chats s'agiter subitement à l'action d'Eric, le léger frémissement des poils devant une haie d'échine agitée, alors qu'ils fixaient sombrement la scène avec des oreilles plaquées sur la nuque.

Elle le vit mais fut beaucoup trop lente à même former le son du nom de son sac-à-mains... qu'elle tenait toujours d'ailleurs. L'inconscience l'a happa presque en même temps que le jeune homme, et elle ne se sentit même pas s'effondrer.

Le réveil fut... plus sensitif. "Aïe...aïe... Aïe... Il n'y a pas d'idée, à mon âge..."