6 pm. Il faisait nuit noire. Les nuages n'avaient pas décroché de la journée et la lune était cachée. C'était la soirée parfaite pour un petit safari fantômes.

Le ventre plein après un dîner rapide au restaurant, Susan s'était mise en chasse. Appareil photo autour du coup, flash réglé sur off, pellicules de rechange dans la sacoche en bandoulière, sel dans les poches au cas où. Elle déambulait dans les couloirs, à l'affût. Peu importe qu'elle doive faire des allers et retours, monter et descendre les étages, et ce plusieurs fois pendant des heures. Sa passion lui avait appris à se montrer patiente. Les fantômes n'étaient pas toujours au rendez-vous. Étonnamment d'ailleurs, même si l'hôtel en était rempli, il pouvait s'écouler pas mal du temps entre chaque apparition. Il suffisait de ne pas être au bon endroit au bon moment. Susan le savait : après tout, ils passaient à travers les murs, eux !

7 pm. Elle en était à sa troisième ronde au rez-de-chaussée lorsqu'elle l'aperçut à travers la vitre. Lentement, elle poussa la porte du lounge et pénétra silencieusement dans la pièce. Sans refermer derrière elle, Susan posa délicatement les mains sur son appareil. Elle ne prit pas la peine de le monter à son visage : elle ne voulait pas la manquer. Elle faisait ça souvent et l'habitude lui avait appris à orienter correctement l'angle de l'objectif sans utiliser le viseur.

Elle retint son souffle et appuya sur le déclencheur.

Le fantôme était calme. Un bon point, pensa Susan, même si elle restait sur ses gardes. Elle décolla une main de l'appareil pour faire un petit signe amical, sans geste brusque, puis la reposa à sa place. Le lounge était vide, aussi se risqua-t-elle à prononcer quelques mots.
— Je ne voulais pas vous déranger, faites comme si j'étais pas là, dit-elle d'une voix basse et tranquille, presque un murmure.

Le fantôme semblait calme (quelle lenteur, dans ses mouvements !) et manifestement, elle avait conscience de sa mort. En partie rassurée par son apparente amabilité, mais sans relâcher sa méfiance pour autant, la jeune photographe répondit diligemment.
— Je m'appelle Susan. J'ai une chambre dans l'hôtel, expliqua-t-elle avec un geste machinal derrière elle.
Après un court instant, elle pencha légèrement la tête et se risqua à retourner la question.
— Et vous ?
Le truc avec les fantômes, c'est qu'on ne sait jamais ce qui peut déclencher une crise émotionnelle. Susan croisait mentalement les doigts pour ne pas commettre d'impair.

Susan se raidit. Des larmes pour un prénom, ce n'était pas un signe de grande stabilité émotionnelle. Elle nota cependant qu'il n'y avait pas encore de changement de température, de courant d'air ou que savait-elle encore qui présumait un déchaînement ectoplasmique.
— Hum, hésita-t-elle, vous devriez peut-être vous assoir... ?
Magnifique. Un conseil vraiment... utile, pour un fantôme. Pour faire bonne figure, elle se dirigea lentement vers les bergères à oreilles, en prenant bien soin de ne pas passer trop près de l'apparition.

Toujours aussi tendue, Susan observait ses drôles d'attitudes lentes, la fixité de son regard sur ses mains. Elle s'interrogeait sur les raisons de son trouble... et de son traumatisme. Mais elle ne posa aucune question. En tout cas pas celles-là.
— Ça vous embête, si je vous prends en photo ? demanda-t-elle tout bas, presque un murmure.
Joignant le geste à la parole, elle souleva doucement son appareil. Le bruit du déclencheur avait attiré l'attention de Sophia une première fois et elle sentait, vu sa fragilité, qu'il valait mieux ne pas la surprendre. Peut-être pouvait-elle s'assurer ainsi sa confiance et de calmes émotions.

— Mmmh.. hésita Susan.
Pour décrocher le Pulitzer du paranormal ?! Après quelques instants de réflexion, elle répondit d'une voix basse et douce :
— Je vois des fantômes depuis toute petite. Un jour, j'ai découvert par hasard qu'une photo pouvait capturer l'essence spectrale. Souvent, ce ne sont que des traces, diffuses, floues... Je rêve de faire la photo parfaite où on verra très nettement la personne que j'ai face à moi.
Elle se tut, pendue aux lèvres pâles de Sophia.

Susan était un peu fébrile. D'abord parce que beaucoup de fantôme se montraient moins commodes — parfois ses photos étaient d'ailleurs mal cadrée parce que la seconde suivante, elle fuyait ou lançait du sel. Ensuite parce que même lorsqu'ils ne paraissent pas dangereux, elle les prenaient presque toujours en sneaky. Tout comme elle avait voulu prendre Sophia à son insu en entrant dans la pièce. Elle leva son appareil avec lenteur, regarda dans le viseur et prit une petite série de clichés sous plusieurs angles différents, sans pour autant bouger de son fauteuil.

Susan ne répondit pas tout de suite. Que pouvait-elle dire ? « Il n'est jamais trop tard pour s'y mettre » ? Ces petites phrases toutes faites qu'on servait aux vivants ne voulaient plus rien dire pour les morts.
Indécise, Susan saisit finalement l'occasion d'en apprendre un peu plus sur Sophia.
— À quoi ressemblaient les appareils... à votre époque ? demanda-t-elle d'une voix aussi douce que possible.

Susan nota dans un coin de son esprit que la mort de Sophia ne remontait pas à plus de quelques décennies.
— C'est vrai, approuva-t-elle avec un sourire gentil. Si ça se trouve, un jour ils ne seront pas plus grand qu'un briquet ! Je me demande bien à quoi ressemblera alors la pellicule, ajouta-t-elle d'un air songeur en observant sa magnifique petite machine.
Puis elle haussa les épaules et poursuivit :
— Si vous pouviez photographier quelque chose, là, maintenant, quel sujet choisiriez-vous ?

Susan fut surprise par la réponse ; elle s'attendait à tout sauf à ça. Elle réfléchit un instant, puis sortit son polaroid de son sac. Il n'y avait qu'avec celui-là qu'elle pouvait se prendre elle-même et montrer (presque) aussitôt le résultat à Sophia. Après un petit clin d'œil à la jeune femme, elle sourit à l'objectif et pressa le déclencheur. Avec un déclic et un chuintement caractéristiques, la machine "cracha" doucement sa photo.

Susan se raidit mais ne bougea pas, laissant Sophia faire ses expériences tactiles. Aussi calme que possible, elle attendit un peu avant de pincer la photographie entre ses doigts pour la détacher de l'appareil.
— C'est de l'instantané. L'image va apparaître dans quelques instants.
Elle la secoua délicatement et montra la carré sombre à la jeune revenante tandis que les couleurs apparaissaient peu à peu...

HRP :

Susan ne quittait plus Sophia du regard, hypnotisée par sa fascination. Il y avait quelque chose de triste et de solitaire, dans sa façon d'être. D'où pouvait bien venir cette langueur ? Sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte, Susan prit une nouvelle photo. Mais c'était le polaroid qu'elle tenait encore en main, aussi sursauta-t-elle à la sortie de la photo.
Anxieuse, elle fixa le carré gris, avide de voir apparaître l'image de Sophia sur le papier glacé...

Susan resta interdite quelques secondes. Elle avait espéré une image nette, comme à chaque fois, mais cette photo-ci était en réalité plus réussie que beaucoup d'autre. Le polaroïd était-il un meilleur outil ? Non, c'était sans doute une coïncidence. Son sourire s'élargissait lorsque les mots de Sophia la saisirent dans sa contemplation. Elle vit les larmes, la douleur et sentit son cœur se serrer.
— Non... Bien sûr que non... souffla-t-elle. Pourquoi dites-vous ça ?