Offrir une cuisine variée et de qualité sur une île isolée avec neuf mois par an de grisaille, mission impossible ? Quiconque vous répond que oui est défaitiste, ou n’est en tout cas pas Eibhlín : l’agriculture locale ainsi que la pêche dans les eaux autour de l’île lui fournissait des produits frais en abondance et le ferry mensuel apportait les produits introuvables sur Cuagach. Les résidents, permanents ou non, de l’hôtel n’avaient donc pas à se plaindre de la qualité de la nourriture et deux résidents en particulier jouissaient d’un régime bien supérieur à celui de leurs semblables : les deux main coon qui avaient élu domicile dans l’établissement en même temps que leur maîtresse. Assez peu de chats se font préparer leurs repas par une cuisinière tous les jours (cuisinière improvisée, mais néanmoins plus que correcte).

À l’heure habituelle, Eibhlín monta donc vers la chambre de ladite maîtresse et de ses chats pour apporter la pâtée qui n’en avait de pâteux que le nom : cabillaud fumé et crevettes, s’il vous plaît, rien que ça ! Routine oblige, la dame s’attendait probablement à son arrivée, mais Eibhlín frappa toutefois à la porte de la chambre plutôt que d’entrer directement.

Faélàn avait perdu la notion du temps en écoutant le vinyle d'un album de Pàdraic. Mais ses chats, eux, n'égaraient jamais leur horloge interne. La Duchesse ouvrit un oeil paresseux et bailla en dévoilant toute sa belle dentition. A cela, le Duc fut aussitôt alerte et trottina de son pas de lion vers la porte, la danse de la panthère dans ses traces. Leur roucoulement fit sortir Faélàn de ses pensées. "C'est déjà l'heure de votre repas, mes chéris ?" s'amusa la vieille femme. Ses os protestèrent de son immobilité quand elle se leva et elle se tapota la hanche comme si elle grondait un âne récalcitrant. "Entre, Eibhlín !"

Eibhlín ne se le fit pas dire deux fois et entra en faisant attention où elle posait les pieds pour éviter de bousculer les félins impatients. « Bande de génies, ça ne va pas aller plus vite en me faisant tomber ! », s’amusa-t-elle. Elle finit par poser le repas à terre avant de se tourner vers la maîtresse des lieux, en gaélique cette fois : « Je peux ouvrir la fenêtre si vous voulez. Le poisson a un fort… » Elle ferma les yeux et retint un juron quand le mot lui échappa. « …le truc qu’on fait avec le nez. »

"Un peu de tenue, Lainwan ! Satine, ce n'est pas le port d'une Duchesse ! Laissez passer cette pauvre femme. Petits lutins ! Ouste !" Faélàn agita son plumeau pour chasser les chats qui semblaient s'amuser à faire tomber Eibhlín. Une fois qu'ils furent calmés, le museau dans leur poisson, Faélàn eut un petit rire. "Tu peux, mon enfant. Mais cette odeur a plutôt l'air appétissante." Son gaélique était parfait, chantant comme une musique, et peut-être un peu trop lourd d'histoire pour sa jeune apprentie.

C’est à partir de quel âge qu’on se met à traiter d’enfant tous ceux qui ont dix ans de moins que soi ? Certes, les cheveux blonds d’Eibhlín dissimulaient les gris qui s’y mêlaient, mais tout de même. Si la question lui effleura l’esprit, elle ne se formalisa toutefois pas : elle appréciait trop la Dame et savait qu’il s’agissait d’un surnom affectueux plutôt que condescendant. Elle sortit par contre son carnet pour noter le mot qui lui avait échappé. « 'Odeur', vous écrivez ça comment ? »

Faélàn sortit son vieux stylo plume, celui qu'elle avait utilisé pendant toutes les tournées de Pàdraic, afin de noter le mot dans le carnet d'Eibhlín. "Répète-le dix fois." dit-elle ensuite, en trottinant vers la fenêtre pour l'ouvrir ; n'en déplaise aux chats, le poisson prenait le nez.

Elle obtempéra, tentant de graver le mot dans sa mémoire. Si la prononciation ne lui donnait pas trop de fil à retordre (elle savait sans problème jurer dans la langue de sa mère et échanger quelques phrases basiques), le vocabulaire lui faisait souvent défaut et sa grammaire était pour le moins bancale. Son regard se posa ensuite sur le tourne-disque encore muni d’un disque. « Vous écoutez de la musique ? »

La question la désarçonna un instant alors qu'un regard vague se posait sur la harpe emballée qu'elle savait reposer dans son placard. Puis Faélàn sourit, avec toute la chaleur de ses souvenirs. "Ne t'ai-je pas déjà parlé de mon mari, mon enfant ? Pàdraic était un formidable harpiste, et il donnait aussi de la voix parfois. Ce disque date d'un album de 1951. Ses débuts."

Oups, avait-elle merdé ? Mais la dame répondit à sa question avant qu’Eibhlín puisse trop cogiter… et la réponse lui dit qu’elle avait peut-être, en effet, mis les pieds dans le plat. Bien joué, Eibhlín. Elle jeta à nouveau un coup d’oeil au tourne-disque, tiraillée entre la curiosité et l’envie de ne pas remuer le fer dans la plaie. Elle opta pour un sourire : « Vous m’en avez parlé, oui. Il chantait en gaélique, j’imagine ? » Parfois, elle se demandait si elle était passée à côté de quelque chose à avoir hérité tellement peu de la culture de sa mère (ou plutôt, de ses grands-parents maternels).

"Bien entendu !" répondit Faélàn avec un petit reniflement un poil arrogant. Son Pàdraic n'en méritait pas moins ! "Pàdraic provenait d'une ancienne famille et s'intéressait particulièrement aux vieilles histoires." Elle sourit d'un air espiègle. "Peut-être pourrons-nous te faire travailler sur un de ses chants, ma petite Eibhlín. C'est en forgeant qu'on devient forgeron."

Eibhlín s’attendait plutôt à se voir répondre que les chants écrits pour une harpe gaéliques avaient forcément des paroles en langue gaélique, mais elle supposait que c’était logique qu’une vieille famille s’attache à ses origines. Probablement. Elle ne s’attarda pas trop sur la question, trop contente que la dame lui offre d’écouter une de ces fameuses chansons : « Oh oui ! Je suis sûre que c’est… » Foutu vocabulaire trop réduit, « … très beau ! », finit-elle sans éloquence, mais avec enthousiasme.

Son sourire espiègle s'agrandit jusqu'à ce qu'elle ressemble à ses chats quand ils se léchaient les babines après leur repas. "Alors entraînons-nous sur un de ces morceaux. Mmmh... laisse-moi réfléchir." Faélàn se frotta le menton avant de lever le doigt. "Ah ! J'ai deux propositions. Le chant de la selkie, plein de poésie et de langue, peut-être un peu délicat mais d'une beauté renversante. Ou Courir avec les loups, plus simple dans sa forme, mais rythmée par le pas rapide des loups. Qu'en dis-tu ?"

Voilà un beau dilemme que le Dame lui proposait. Un morceau « d’une beauté renversante » était bien entendu trèèès alléchant… Mais Eibhlín avait un peu peur de ne pas parvenir à suivre les paroles, et certainement si elle se laissait entrainer par la mélodie. « Euh… pour commencer le morceau plus simple est peut-être plus, ben… simple. » Ah oui, les synonymes, autre domaine où elle avait des lacunes.

"Plus simple dans sa syntaxe mais dont le rythme peut rapidement mener à manger ses mots." la prévint Faélàn. Elle se frotta le menton d'un air songeur : "Mais ce n'est peut-être pas plus mal de travailler la gymnastique de la langue." Elle se leva en souriant pour aller mettre un nouveau disque en marge. la voix bien aimée de Pàdraic s'éleva dans un rythme sauvage, martelant de sons de la nature, et des hurlements des loups.

Ah oui, qui dit rythme rapide dit paroles dures à suivre. Oups, peut-être que l’autre aurait été plus facile finalement ? Enfin, trop tard pour changer d’avis : déjà le son de la harpe s’élevait dans la chambre, énergique et entrainant. Il donnait envie de danser, seulement Eibhlín n’avait aucune idée de comment une musique pareille se dansait. Plus, elle parlait déjà comme un enfant de 7 ans en gaélique, autant éviter d’en plus en montrer le comportement. Elle se concentra sur les paroles, même si elle ne parvenait pas à s’empêcher de marquer le rythme de ses pieds et ses mains.

Faélàn se mit à tournoyer en claquant des mains en rythme. Ses gestes cherchèrent par habitude un autre corps et son rire se fana en un soupir ; qu'elle aurait aimé voir le fantôme de Pàdraic... si cela ne signifiait pas qu'il était mort sans être en paix. A défaut, elle cala ses pas dans les souvenirs, et se perdit dans les méandres de sa mémoire.

Voir l’aïeule s’animer ainsi au rythme de la musique était presque aussi entrainant (et fascinant) que la musique en elle-même, et Eibhlín réalisa à peine qu’elle avait sacrément perdu le fil des paroles. Par contre, ses mains battaient la cadence avec enthousiasme.

Ce ne fut que lorsque la musique s'arrêta que Faélàn s'aperçut qu'elle avait été entraînée dans ses souvenirs. Il lui fallut une expiration tremblante pour se remettre d'aplomb puis elle se tourna vers son élève avec les poings sur les hanches. "C'est comme ça qu'on se concentre, mon enfant ?"

Elle avait beau avoir quitté les bancs de l’école depuis des décennies, Eibhlín eut l’impression d’avoir été surprise à chahuter en classe. « Ben… C’est… », juron interne et recherche éclair d’un adjectif assez proche de ce qu’elle voulait dans son vocabulaire limité, « …beau et joyeux ! » C’était le plus proche d’entrainant qu’elle ait trouvé.

"Tu as raison..." s'adoucit Faélàn avec un regard lointain qui n'était plus dans le présent ; qu'est-ce qu'ils avaient dansé avec Pàdraic sur cet air ! Le miaulement interrogateur de Satine la fit sortir de ses pensées. "Héhé... Madame la Duchesse est un professeur plus assidu que cette vieille femme." sourit-elle en se tournant prendre un carnet qu'elle tendit à Eibhlín. "Note dessus tous les mots que tu penses avoir compris."

Voyant la dame à nouveau plonger dans sa mémoire, Eibhlín garda le silence, peu désireuse de l’arracher au souvenir qui lui donnait cet air rêveur. Elle détourna le regard vers les chats, jusqu’à ce que son aînée attire à nouveau son attention. Son stylo resta en suspension au-dessus de la page un moment, puis se mit à écrire, bien trop rapidement pour être crédible, jusqu’à ce qu’elle l’arrête brusquement. « Hé là, c’est pas fini ? Fiche le camp, ouste ! » Si les sonorités du texte sur la page ressemblaient aux paroles qu’elle venait d’entendre, elle repérait déjà au premier coup d’oeil au moins deux jurons qui n’étaient pas dans la chanson.

"Un petit coquin s'amuse, à ce que je vois." remarqua Faélàn avec un petit sourire. Elle se pencha pour lire les notes qui s'étaient automatiquement inscrites sur la feuille d'Eibhlín. "Je peux assurer que ces vulgarités ne sont pas correctement écrites ~" s'amusa-t-elle avec un petit ricanement.

Eibhlín ressentit tout d’un coup une forte envie de disparaître dans le plancher. Encore heureux que la dame soit une médium (autrement plus calée qu’Eibhlin, d’ailleurs), car elle n’avait aucune idée de comment elle aurait pu justifier cette farce d’un goût douteux sinon. « Ca arrive parfois… » Elle se racla la gorge. « Mais il y a quelques bouts qui sont bel et bien tirés de la chanson, non ? » De son stylo, elle indiqua les bouts en question.

"Il y en a en effet." convint gentiment Faélàn. Son sourire se fit rusé. "Peux-tu me les traduire, Eibhlin ?" Elle haussa un sourcil joueur.

Difficulté numéro 1 : distinguer les grossièretés des paroles civilisées. Difficulté numéro 2 : identifier les paroles qui se trouvaient bel et bien dans la chanson. Difficulté numéro 3 : la barrière de la langue, tout simplement. Mais Eibhlín était motivée. « Alors… Là, la phrase qui revient régulièrement c’est 'Je cours avec les loups’, ça c’est la lune et ça une sorte de lumière, donc je pense le clair de lune, ça je ne sais plus si c’est nuage ou brume, mais je pense brume avec le texte autour… »