Une autre journée millimétrée dans laquelle Aélys, du haut de ses 8 ans, mesurait à peine 1m20. Aujourd'hui, Aélys avait eu un cours d'histoire, mais sa mère avait écourté la séance, sous prétexte qu'elle avait une affaire urgente à traiter.

La petite avait l'habitude, bien que ce prétexte très évasif la fit tiquer. Seulement, voilà qu'elle se sentait bien seule... Sa mère avait oublié de la mettre sous la surveillance de quelqu'un.

Aélys n'avait pas encore adopté la personnalité de la parfaite et transparente feuille vierge. Aussi, plutôt que de rentrer dans sa chambre et d'attendre, elle se décida à rejoindre la zone d'entraînement des paladins. Aussi étonnant que cela soit-il, elle ne les avait jamais vu s'entraîner de ses propres yeux. La zone d'entraînement était en contre-bas de la propriété. Non sans trébucher plusieurs fois à cause de ses jupons trop épais, elle s'approcha de ce terrain tant convoité. Inutile de dire qu'elle faisait véritablement tâche au milieu de tous ces apprentis paladins. Elle se tint relativement loin, mais ses yeux brillaient de fascination.

Des elfes de ce côté de la Brèche qui jouent les seigneurs dans un chateau en régnant sur un village humain, c’est pas courant. Déjà rien que ça aurait valu le détour, mais en plus les paladins formés sur ce domaine étaient réputés. J’étais donc venue faire ma curieuse et trainer le long des terrains d’entrainement. S’il n’y avait pas eu la mièvrerie dégoulinante des elfes de ce monde, j’aurais presque pu me croire de retour au domaine familial. Presque. Et en parlant de mièvrerie, c’est quoi cette pièce montée ambulante qui arrivait là ? « T’as pas vraiment la tenue pour rejoindre l’entrainement, m’est avis. »

Elle sursauta. Non seulement elle ne l'avait pas entendu arriver, et de surcroit, il s'agissait d'une elfe noire. Elle n'en avait jamais rencontré et on lui avait mainte fois répété qu'ils étaient dangereux. Aussi, elle écarquilla ses grands yeux bleus et se figea. Lorsqu'elle parla, Aélys était comme pendue à ses lèvres. Elle mit un temps avant de répondre, mais elle parvint à articuler: «Ça veut dire que si j'avais la bonne tenue, je pourrais? »

Ca avait toujours l’air aussi niais ces machins ? Bonne question, ça faisait un (long) moment que j’avais plus vu de mômes. Je haussai les épaules en réponse : « Je suis juste une visiteuse, c’est pas moi qui décide de ça. » Bon, elle mordrait la poussière si elle tentait de rejoindre l’entrainement qui avait lieu actuellement, mais c’est comme ça qu’on apprend.

L'interlocutrice avait raison. Probablement que ses parents n'autorisaient pas Aélys à pratiquer avec les paladins. Cela n'était sûrement pas une manière convenable de se comporter. Mais elle ne s'abattit pas. Seulement, cela ne répondait pas à sa première question. Que venait faire une elfe noire ici ? Elle n'osa poser la question directement: «Peut-être pourrais-je vous être utile, madame ? »

Mais qu’elle était polie et serviable, la pièce montée ! Sa question me tira un rire qui tenait plus du ricanement (mais bon, ça c’est mon rire naturel en même temps ?) « J’ai des doutes sur la question. En quoi est-ce que tu crois pouvoir m’être utile ? » Avait-elle même réfléchi jusque là, ou s’était-elle contentée de répéter bêtement des mots qu’elle avait entendu d’autres utiliser ?

Aélys resta perplexe. A ses yeux, la visiteuse venait de faire preuve d'un grand manque de respect. Elle resta impassible, même si elle était très agacée. Elle ne devait pas blesser l'égo de son interlocutrice, car c'est ce qu'on lui avait appris. Mais elle devait tout de même la remettre à sa place, subtilement. « Madame... C'est embêtant... » Elle fit la moue, comme si elle était gênée pour elle. « Je suis la future maîtresse de ces lieux, je serais sûrement utile.»

Bon, ben je penchais de plus en plus pour la thèse de « elle répète bêtement ce qu’elle a entendu les adultes dire ». Et c'était quoi cette tronche ridicule qu’elle tirait ? « La future maîtresse des lieux, hein ? » Futur lointain, en tout cas. « Eh bien à toi de me dire en quoi tu peux m’être utile, puisque tu as l’air d’avoir un avis bien arrêté sur la question. »

Bon. Pas la réaction qu'elle espérait, mais venant d'une adulte, et a fortiori, une elfe noire, elle aurait dû s'en douter. Elle prit néanmoins en assurance en croisant ses bras. « Cela dépend. Êtes-vous venue ici dans le but de faire affaire ? Ou bien pour vous renseigner auprès de l'instruction de nos paladins ?» Elle parlait comme si elle s'y connaissait alors qu'elle n'avait aucune idée de ce qui se cachait derrière le terme "faire affaire".

L'insistance de cette gosse était sacrément comique, et j'aurais presque pu trouver qu'elle avait du cran de ne toujours pas se démonter, si je ne soupçonnais pas que c'était simplement l'inconscience de celle qui n'a jamais été exposée au moindre danger. Pas bravo aux parents, elle allait sacrément déchanter en découvrant le monde. « Les deux, bien sûr. » Bien sûr. Comme si j'étais autre chose qu'une squatteuse curieuse de voir comment des êtres ridiculement gentillets pouvaient devenir et former des combatants compétents (et même plus que compétents pour certains).

Sa réponse la ravit. Un sourire satisfait apparut sur ses lèvres tandis qu'elle pensait candidement : «Voilà comment on mène des affaires! » Elle s'inclina légèrement face à son invitée et poursuivit: « Dans ce cas, je vous invite à me suivre, je vais vous présenter au maître des lieux.» Aélys commença à se diriger vers la grande bâtisse où résidait son père.

Petite pièce montée, si tu développes pas un peu plus de jugeote, tu vas te faire manger toute crue un de ces jours. Mais pas par moi : j'étais surtout curieuse de voir la suite des événements. Les parents de cette gosse avaient l'habitude qu'elle ramène des étrangers chez eux sans qu'elle sache trop quoi en faire ? La suite promettait d'être instructive. « Fais donc, je te suis. »

Elle hocha la tête, satisfaite, emmenant ainsi sa nouvelle rencontre auprès de son père. Elle passa outre les gardes et la mena tout droit au bureau. Elle toqua. Son père ouvra, puis il blêmit. Un long silence s'installa, silence dans lequel Aelys ne perçut pas la gêne. Impatiente, elle ajouta: « Père, voici une dame que j'ai rencontré à l'entraînement des paladins. Elle souhaiterait faire affaire.»

Rien que la tronche du maître des lieux valait la peine. Donc, il n'avait pas remarqué jusque là qu'on entrait dans son chateau comme dans un moulin ? Enfin, et encore : entrer dans un moulin sans faire braire l'âne du meunier est autrement plus compliqué. Bref. Pendant que l'autre pâlot me dévisageait bêtement, j'en profitai pour lui jeter un bon coup d’œil et voir à quoi la pièce derrière lui ressemblait. Il avait tellement perdu sa langue, que sa gosse se sentit obligée de meubler ! Moi, par contre, j'allais pas faire cet effort : je me contentai de lever un sourcil mi-curieux mi-moqueur (ou plutôt 25%-75%) en attendant qu'il l'ouvre.

Ce n'est jamais bon de fréquenter des elfes noirs. C'est du moins ce qu'il pensait. L'objectif est de la faire retourner chez elle, sans la froisser. « Je crains qu'il y ait une erreur, madame.» Il jeta un regard noir à son enfant, qu'il considérait très peu. Il s'occupera de son cas après. Mais pour l'heure: « Puis-je vous inviter à rentrer en guise de dédommagement ? » Il glissa un regard furtif à sa fille: «Dis à ta mère que nous avons une invitée. »

Oh, la petite pièce montée allait avoir des ennuis. Quelle tristesse. Mais ça prouvait que le père avait un peu plus de jugeote que la fille. Ou pas, vu qu’il venait de m’inviter à entrer (et c’est pas comme si je cachais mes armes, ou le fait que j’étais en armure). Soit très confiant, soit très inconscient, le bougre. « Avec plaisir. » Pour le coup, j’étais bien curieuse de voir de quoi le bonhomme allait papoter avec une ennemie présumée entrée à l’improviste dans son chateau. J'aurais bien ajouté un sourire charmeur, mais ce qui s'en approche le plus dans les Enfers c'est un rictus mauvais.