Un soleil de plomb pèse sur la fête foraine.
Les visiteurs du parc se réfugient sous les tentes et près des distributeurs de crèmes glacées pour survivre entre deux manèges. La jeune Maureen, qui ne paraît pas aussi jeune et innocente que les autres dans sa robe noire ornée de dentelle et son maquillage marqué, fait des lectures dans la paume des mains pour gagner quelques dollars.

C'était un de ses moyens pour payer ses études à distance. Elle avait cessé de se prêter au jeu de l'école, en particulier celle du professeur Xavier, avec ses "bons rapports" à entretenir. Toutefois, elle ne pouvait pas faire une croix sur les études car la connaissance c'était le pouvoir.
Et elle aimait le pouvoir depuis toujours. Voir ses interlocuteurs changer du tout au tout grâce à quelques mots bien placés de sa part était un subtil délice. Elle pouvait crever l'arrogance d'un premier et galvaniser le second, changer sa nature.

"Hum, ta journée sera ennuyeuse, j'en ai peur. Sauf si tu révèles à ton petit copain ton faux-pas de l'autre soir."

Le couple s'en allât pour s'écharper ailleurs.

Non loin de là, derrière la tente de la sorcière, une autre scène d'un quotidien peu banal. Un jeune homme blond poussait devant lui à grands efforts un ado récalcitrant – jusque là, rien d'anormal – qui s'acharnait à garder son long manteau à capuche malgré une chaleur accablante. "Dylaaaaaaann ! Ne fait pas l'enfant !" se lamenta l'adulte en bloquant un énième demi-tour du plus jeune. "Mais j'suis un enfant !!" clama l'incriminé sans pour autant bouger d'un poil. Cela pouvait durer un moment....

Maureen était entièrement consacré à la personne devant elle pour ne pas remarquer les protestations perdues dans le brouhaha inhérent à chaque fête foraine.
"Quelle question brûle tes lèvres ? J'ai peut-être deviné mais ce serait mieux si tu le disais avec tes mots."
Maureen n'en savait rien, du moins elle avait quelques théories mais rien de bien sûr. Le jeune homme en face d'elle se gratta la nuque d'un air gêné et demanda s'il réussirait ses études.

Kozume en était pousser de toutes ses forces contre le corps immobile aux griffes plantées dans le sol quand Dylann pivota légèrement. Ce fut nécessaire pour que son oncle glisse sur son manteau et, avec la pression qu'il exerçait, parte en avant précipitamment. Le tonton finit cul par-dessus tête avec un grand cri étonné et évita de peu de traverser la tente. Seul un piquet le prit de plein fouet. "Oncle'Ko !" en paniqua l'ado.

L'étudiant sursauta et fut naturellement impressionné par le sang-froid de Maureen. Il ignorait que celle-ci avait fait de son mieux pour cacher sa surprise et sa peur de voir la tente se refermer sur elle et la ridiculiser.
"Et si tu allais aider l'homme qui s'est fait mal ? Cela sera bon pour ton karma. Dis-leur que je veux leur parler ensuite."
Le jeune homme s'exécuta donc en ignorant que la sorcière en savait bien moins qu'elle ne voulait l'admettre.

Ledit homme en voyait des étoiles alors que son neveu culpabilisait à côté de lui, essayant de le faire tanguer un peu moins. "Vous allez bien ?" leur demanda un quidam curieux, ce qui n'aida pas Dylann a mieux aller. "O-Ouais, ç'va" bafouilla le tamia. L'inconnu ne chercha pas plus - son karma était sauf, c'était ce qui comptait - et continua sa bonne action. "Y'a une sorcière là qui voudrait vous parler" lança-t-il avant de filer. "Une sorcière ?" pencha-t-il sa tête encapuchonnée vers la tente.

"Parfait, continue de faire de bonnes actions avec soin et je vois beaucoup de récompenses dans ton avenir !" dit-elle au jeune homme qu'elle a conseillé.
C'était des conseils basiques mais les gens qui payent cinq dollars ne méritent pas plus. Elle avait l'intention d'entourlouper les deux nouveaux de même. Elle ne reconnu pas le jeune homme qu'elle avait sauvé un soir il y a six mois et qui ne l'avait jamais rappelé.
"Eh bien, vous savez vous faire remarquer. Besoin d'un grigri ?"

Lui par contre, la reconnu directement. "Maureen ?! C'toi ??" La joyeuse surprise était telle que la queue du mutant s'agitait sous manteau, manquant de peu de replonger son oncle dans les vapes. "T-tout doux Dylann !" "Oups."

Je connais ce mutant-ci ?
Maureen reste imperméable, le temps de rassembler ses souvenirs. Elle remarque alors le mouvement de queue. Un souvenir dans Central Park en plein nuit lui revient.
"Ouiii, je me souviens. Tu es le jeune mutant de l'autre fois. Je t'avais dit que ta mutation te réserverait des surprises !"
Elle n'avait pas dit formellement ça mais quelque chose dans ce goût-là oui.

Ah ça, pour des surprises. "Mais j'pas d'v'nu un chien ! Et j'pas d'puces !" se rappela-t-il vaguement de leur conversation. "T'voulais m'parler ?" pencha-t-il la tête sur le côté.... avant de se rappeler de son pauvre tonton à terre et de l'aider à se relever. Le blond chancelait un peu mais tenait bon.

Maureen ne se souvenait pas aussi bien de leur conversation et elle haussa un sourcil face à la question. Elle décida d'ignorer l'insulte contenue dans la question et sauta sur l'occasion pour relever une étrangeté.
"Pour quelle raison portes-tu un aussi grand manteau en plein été ?"

"Heu..." fit intelligemment le mutant tout en posant son oncle sur un tabouret (en soutenant à moitié son pauvre tonton, c'est qu'il avait de la force le jeunot !). "Oncle'Ko 'ssaye d'm'habituer à être moi-même d'vant l'gens mais j'ose pas d'trop. J'suis pas... 'fin...." Par manque de mot et à l'abri des regards sous la tente, Dylann préféra retirer son manteau et se dévoiler comme il était devenu : une créature monstrueuse à moitié humaine. Sa position recroquevillée traduisait tout le malaise qu'il avait pour sa nouvelle apparence.

Maureen sourit en voyant ce pauvre frère mutant égaré, heureusement qu'il croisait de nouveau son chemin. Elle allait reformer sa confiance en lui !
"Tu es replié sur toi-même, pourquoi donc ? La tente est bien assez haute, as-tu mal quelque part ?"

"Non mais...." "Tu vas te faire mal au dos à rester roulé en boule sur toi-même et bonjour les crampes" le coupa son oncle, la tête lui tournant encore un peu. Vaincu, Dylann se redressa, les pattes et les griffes bien plantées dans le sol. Ses jambes devaient pliées pour garder son équilibre mais on les sentait tendues comme un ressort, prêtes à bondir. Un fin duvet les recouvrait, tout comme ses mains et la queue puissante qui brassait l'air derrière lui. Les longues oreilles s'applatirent sur sa chevelure folle dans l'attente d'un verdict. "J'r'semble à rien..." marmona-t-il mal à l'aise.

Sa mutation a progressé depuis la dernière fois.
"Tu plaisantes ? Tu ressembles à un dragon, prêt à bondir sur sa proie ! Je parie que tu es beaucoup plus rapide qu'avant et que tu sautes plus haut que le champion mondial !" dit Maureen avec enthousiasme.
Lorsqu'elle était enthousiaste, déjà elle faisait dans le théâtrale et modulait sa voix comme celle d'une prophétesse grecque.

Les oreilles se redressèrent, sans pour autant être toutes droites au-dessus de sa tête comme les lapins (l'articulation ne le permettait pas). "Plus rapide j'sais pas mais j'saute plus haut avec d'l'élan, ça c'sûr. J'grimpe aussi b'coup plus vite, même contr'les murs." En griffant tout sur son passage mais chut, ne brisons pas sa faible confiance en lui.

"Tu vois ! Imagine : un enfant se retrouve suspendu à une fenêtre au vingtième étage, personne ne peut le sauver… à part toi, dit-elle dramatiquement en le désignant du doigt. Tu le sauves, toi, un "freak", une bête de foire, tu deviens un héros, un superhéros ! Si tu n'avais pas ces pattes, tu te serais contenté de regarder le désastre sans rien faire d'autres qu'appeler la police et prier."

"J'pas un héros !" glapit-il. "R'garde ! J'même ass'mé mon oncle à cause d'ma force." Bien que techniquement, Kozume s'était cogné la tête tout seul. "Mais j'vous qu'j'p'rrai pas rester sans rien faire si qu'qu'un s'rait en d'ffi'lté d'vant moi, s'tout s'j'peux sauter pour l'sauver." Il en était tout gêné et le regard de la sorcière était perçant, comme si elle pouvait lire à travers ses fausses excuses.

PS :

Aaah la naïveté de ce gamin ! Il est brave ce petit, très très brave.
"À ton avis, petit, qu'est-ce qui passe par la tête d'un vrai héros ? Si tu réponds juste, je te lirais l'avenir gratos, cadeau de la maison."

"Heu..." Dans la sienne personnellement, pas grand chose. C'était quand il cherchait à réfléchir que les choses viraient à la catastrophe.... bien qu'elles ne soient pas magistralement meilleures quand il se laissait à son instinct de plus en plus prononcé. Disons qu'il s'en sortait mieux. "J'pas sûr qu'prenne l'temps d'poser c'genre d'questions... y fait, c'tout simpl'ment."

"Exactement comme toi, tu es donc un héros. Approche ta main, que je lise tes lignes. Dis-moi aussi, quand es-tu né ?"
Maureen tendit ses doigts impeccablement manucurés (noirs évidemment) vers les mains patauds de l'adolescent. Elle avait bossé son astrologie et était prête à lui sortir toutes les prophétises auto-réalisatrices dont ce bonhomme avait besoin pour s'épanouir en un fort mutant.

Kozume semblait adopter le même raisonnement que la sorcière et Dylann se garda bien de faire part de ses réserves. Sauf que la belle lui demanda de nouveau deux choses qui le mettaient mal à l'aise ! "C'est qu'j'sais pas ma vraie date d'naissance 'fait.... ç'marche qu'même av'c une fausse date ?" fut-il gêné en montrant sa pattoune griffue. La main était proportionnellement plus grande, couverte d'un fin duvet plus foncé que sa peau et les doigts longs et recourbés surmontés de petites griffes solides (et surtout non rétractables !). "Ça reste une date légale. 24 Novembre 94" le vendit le tonton.

Pas du tout, il lui fallait la vraie date et même l'heure à la minute près mais le dire n'allait faire que lancer du sel sur une plaie. Orpheline elle-même, Maureen ne pouvait pas non plus tester l'astrologie sur elle-même.
"Je vais surtout lire les lignes de la main mais je peux dire qu'une telle date annonce une forte résilience et une grande générosité, des qualités héroïques."
Comme de par hasard. La mutante tâta la main mutée.
"Tu protègeras beaucoup."

Le garçon tâcha au mieux de garder sa paume à plat, les tendons de ses doigts ayant le bon de les maintenir pliés comme une serre d'oiseau. La main délicate de Maureen, si frêle dans sa grande pattoune, lui faisait paraître encore plus animal qu'humain et ses oreilles s'applatirent. Il ne sentait qu'à peine la chaleur du toucher, même s'il la caresse lui paraissait décuplée. "Vrai ? Comme d'genre un héros et tout ?" se redressa-t-il. "Mais ç'veut dire quoi rés'lience ?"

La grande main pataude de l'adolescent faisait vraiment brute à côté des délicates doigts parfaitement manucurés de la sorcière. Ses ongles étaient pointus, brillants et parés de symboles violets inquiétants.
"Ça veut dire capacité à te relever après les épreuves, résistance, optimisme. Ce sont tes valeurs. Ta mutation affecte ton corps mais ton âme a aussi ces qualités. Tout ce qu'il te faut c'est croire en toi et ta main me montre que tu y arriveras… Par l'amitié !"