SCÈNE 1

Le bar de l'hôtel
Le jukebox crache
Une femme fume un gros cigare, jambes croisées
Un homme la rejoint sur le tabouret d'à côté

- Barman ! Un whisky et un Pornstar Martini pour la sirène à mes côtés !
- Sirène vraiment ?
- Vous préférez les cachalots ?
- Je préfère qu'on me tutoie.
- À votre âge ?
- Hé quoi à mon âge ?
- À ton âge tu intimes le respect.
- Non c'est le cache-oeil qui impose le respect.
- Et tu me racontes qui te l'a volé cet oeil ?
- Ah tu sais, c'est une longue histoire : à mon grand âge on a écumé tous les flots.
- Même les vagues comme moi ?
- (rire) Surtout les vagues comme toi !
- Mais avec moi tu risques de finir trempée !
- Attention les sirènes ça ne boit pas la tasse.
- Quelle sirène ? Moi je ne vois qu'une pirate !
- Une pirate pour la basse marée, moi je trouve ça approprié.
- Tu vas me voler un oeil ou mon coeur ?
- Pourquoi pas les deux ?


SCÈNE 2

Chambre mal éclairée
Rideaux à demi-tirés
Des mégots dans le cendrier, la chemise à fleurs au sol par-dessus la jupe et les chaussettes dépareillées
La femme et l'homme sont sous les draps

- Attends, attends, elle se se redresse et se recroqueville en se tenant le ventre.
- Le mal de mer ?
- Ta gueule la vague.
- Oh calmos moussaillone.

Un long gargouillement résonne au milieu de la pièce.

- Charybde ou Scilla ?
- Quoi ?
- Je veux dire, chili ou saka saka ?
- Mais qu'est-ce que tu piaffes ?

Un nouveau grondement caverneux les interrompt.

- Je dois filer, elle bondit vers la salle de bain et claque la porte derrière elle.

Silence. Les minutes passent. L'homme reste sur le lit.
Un spot s'allume. On voit la femme assise, face à la scène derrière la porte.

- Euh ça va ?
- Tu es encore là ?
- Où veux-tu que je sois ?
- Loin, très loin.
- Tu veux que je chante ?
- En quoi ça m'aider-, elle lâche un cri de douleur.
- Ah c'est sorti ?
- On est vraiment obligés d'en parler ?
- Ça va on est tous humains.
- Non ça va pas du tout.
- Parle-moi.
- Je saigne.
- Quoi ? Attends j'appelle les secours.
- Non, non, non mais t'es con ou quoi ? Je crois que c'est...
- ...une descente d'organe...
- ...les bouffées de chaleur...
- ...une hémorragie interne...
- ...les sécheresses vaginales...
- Plait-il ?
- ...les seins tendus...
- Je ne suis pas sûr de savoir où tu vogues là.
- ...cycles irréguliers...
- ...Transcendance ?
- Non je l'ai déjà.
- Ah c'est bien de le me signaler.
- Ça va c'est pas contagieux.
- Une crise d'appendicite alors ?
- La ménopause... je crois ?

Bruit de la chasse d'eau.

- Bon du coup...
- Bin du coup ça fait chier.
- Littéralement ?
- Ça va on est tous humains.
- On a dit que j'étais une vague pourtant.
- Le fond de la cuvette.
- Pas la peine d'être vulgaire.
- Je suis officiellement vieille, j'ai le droit.


SCÈNE 3

La même chambre, deux tenues différentes
Le soleil brille à la fenêtre
Ils s'étreignent

- Je suis surprise que tu m'aies rappelée.
- On m'a promis une partie d'exploration sous-marine.
- C'est comme ça que tu appelles baiser de là où tu viens ?
- ...J'essaye d'être un peu romantique.
- Ça existe encore la romance ?
- Pourquoi ça n'existerait plus ?
- C'est pas un truc de jeunes ? Nous on a plus le temps.
- On a toujours le temps pour la passion.
- Bah !

Gargouillis annonciateur de tsunami

- Oh non encore !
- (se levant en courant) Adieu ma vague !
- Adieu Sayyida al-Hurra !

L'homme part. La scène reste dans le noir.
Et puis il revient, avec un sac en plastique et le spot se rallume sur la femme, toujours assise derrière la porte.

- Tu es revenu ?
- Je t'ai pris du Spasfond.
- Comment tu sais ?
- Y'a marqué sur la boîte : Douleurs spamodiques de l'intestin, des voies billiaires...
- C'est donc ça le langage de l'amour à 50 ans...
- Quoi ça ne t'émoustille pas ?
- Oh si ça me fait beaucoup mouiller.

Bruit de la chasse d'eau

- J'entends.
- Ça ne te ne rappelle pas l'océan ?
- Je peux imiter la mouette si tu veux, il pousse des petits cris aigus.
- On dirait qu'elle est constipée ta mouette.
- Comme quelqu'un que je connais.
- Non c'est l'inverse !
- Et du coup tu vas l'ouvrir cette porte ?
- Pourquoi faire ?
- Je suis un peu fatigué des rencards dans des pièces séparées.
- Et moi alors ? Tu crois que c'est une partie de plaisir pour moi ?
- Alors laisse-moi monter à bord.
- Jamais ! Les pirates ça ne prend pas d'otages.
- Alors, historiquement si...
- Comment tu m'as appelée déjà ?
- Sayyida al-Hurra.
- Égyptien ?
- Marocaine.
- Tu es marocain ?
- Non.
- Turc ?
- Je te le dis si tu m'ouvres.
- Tu ne préfères pas savoir d'où je viens moi ?
- De la mer ?
- Même pas.
- Quoi me serais-je donc trompé sur la marchandise ?
- Seulement sur son origine !
- Ah les vagues, ça ne choisit pas où aller.
- C'est triste.
- Un peu. C'est peut-être mieux que tu ne viennes pas de la mer.
- Peut-être, peut-être pas. Je viens des grands lacs.
- Congo ?
- Vois plus petit.
- Ouganda ?
- Au sud.
- Rwanda ?
- Bingo ! C'est triste aussi là-bas.
- M'en fiche, j'ai gagné ! Tu m'ouvres alors ?
- Jamais !
- Que tu es cruelle ! Après m'avoir volé mon coeur !
- Seulement ton oeil ou ton nez ! Il faut être bigleux pour vouloir rester avec une femme comme moi !
- Moi je les trouve très bien les femmes comme toi.
- C'est la cervelle qui te manque bon sang !
- L'amour ça rend bête.
- Ou l'appel du sexe.
- C'est le chant des sirènes.
- Les sirènes n'ont pas de trou d'balles.
- Je sais pas, j'ai pas pu vérifier.

Ils rient tout les deux.
Extinction des lumières.
On entend un cliquetis, comme un verrou levé.


ÉPILOGUE

Le bar de l'hôtel
Un pianiste lugubre joue
Une femme (même robe qu'hier) boit un martini, jambes croisées
Sa main est sur celle de l'homme d'à côté

- On y est arrivés.
- C'était un long voyage.
- Avec plusieurs escales.
- L'Odyssée.
- On a failli rester bloqués au canal de Suez.
- Une vraie croisière pour seniors avec un soupçon d'épices.
- Y'a rien qui presse pour ces choses-là.
- Mais tu ne m'as pas dit d'où tu viens.
- Israël.
- Oh !
- Oh quoi ?
- Tu connais la blague d'un juif et d'une noire qui entrent dans un bar...
- Pardon mais elle a l'air à chier ta blague.