Terrae et Ipiu:

Blabla, rendez-vous, blabla, à telle heure, blabla, à tel endroit. On a vite fait parlé de quelqu’un venant me chercher pour me guider à mon point de rendez-vous aussi, c’est pour ça que je me suis permise de ne pas écouter. Bon. Peut-être que si j’avais été plus attentive j’aurais saisi qui allait venir me chercher, mais ça. C’est du détail. Du gros bon détail sans importance. J’ai un plan en poche, une croix sur là où je dois aller et j’suis… Bon ok. Je suis perdue.

C’est pas si pire.

Je crois.

C’est quand même vachement grand ici.

Et j’ai pas la moindre idée d’où ce ici se situe.

Pas plus que de ce là où je dois aller.

Putain j’vais être à la bourre et j’vais encore me faire taper sur les doigts.

Pour une fois que je ne suis pas bourrée en plus ! C’est vraiment injuste. Attends, j’suis pas déjà passée à cette intersection ? Si j’crois. Je reconnais ce tag à la gloire des mamans et de l’inceste.

« Aaaaah ! »

Non en fait ça va je ne suis pas tombée, tout va bien. Respire Ipiu. Tu vas t’en sortir. Et au pire, il se passe quoi ? Tu te fais dégommer la face par Hideko ? Non, mais ça va, ça se gèr… Ok. Non, ça ne se gère pas. On se calme. Ah tiens. Une fille là-bas ! Je suis certaine que c’est elle mon guide, et si ça ne l’est pas elle va le devenir !

Si j’arrive à descendre tout doucement du trottoir ça va le faire. Une roue après l’autre. On respire. Ça a l’air d’aller. Le paquet est sauf.

« HEY TOI LA-BAS ! »

Faut qu’elle ralentisse sinon j’risque de trop secouer le paquet.

« HEY TOI LA ROUSSE !!! C’EST À TOI QUE JE PARLE !!!! »

RETOURNE-TOI ! ALLEZ ! Un peu de bonne volonté, tu ne vas pas laisser une handicapée galérer comme ça toute seule ? T’as pas d’race ou quoi ?

Kajsa:

Perchée sur sa trottinette, elle fonce à travers la foule, esquivant les gens, propulsée au rythme de la musique qui s’échappe de ses écouteurs. Un rendez-vous urgent l’a tirée de son appartement douillet et de la léthargie qui s’était installée chez elle en cette fin d’après-midi. L’inconvénient d’un poste à responsabilité est qu’il peut parfois s’accompagner d’horaires improbables, de réunions de dernières minutes et de paperasse. Habituellement très sérieuse quand il s’agit de son travail, Kajsa n’a cette fois pas envie de gâcher son début de soirée avec une énième mission administrative.

Un chanteur gueule dans ses tympans les dernières paroles d’une chanson qu’elle comprend à peine, dans une langue qui n’est pas la sienne. Un cri non loin parvient à franchir ce mur de son devant ses oreilles. Surprise, elle met pieds à terre. Il faut quelques  minutes de plus à Kajsa pour se rendre compte que c’est elle qu’on interpelle.  

▬ Hmm ?

Cette fois-ci, son iPod en pause, elle l’entend beaucoup plus clairement.

▬ Oui j’avais deviné. J’peux t’aider ?

Voilà sa vieille habitude de tutoyer n’importe qui n’ayant pas l’air de dépasser la trentaine qui la reprend. En même temps, elle se voyait mal vouvoyer quelqu’un qui l’appelle en gueulant. Mais au moins elle avait une bonne excuse pour esquiver son rendez-vous. Après tout, qui refuserait d’aider une handicapé ?

ALLEZ ARRÊTE-TOI ! T’as l’air de savoir où tu vas ! Tu vas m’aider hein ? HEIN TU VAS M’AIDER ! REGARDE MOI ! Pourquoi tu me regardes p… YES ! Elle s’est retournée elle vient vers moi, j’avance plus lentement maintenant.

J’ai un peu poussé sur le champignon, j’espère que j’ai pas trop secoué le paquet… On m’a dit que c’était méga-fragile. Non mais allo quoi ! Depuis quand on file un truc méga-fragile à la meuf en fauteuil roulant quand on connaît l’état des routes de cette foutue ville ! Les trottoirs sont pas tous réglementaires, je suis obligée de rouler sur la chaussée, qui n’est pas de prime jeunesse, les trois quarts du temps... Il y a quelques nids de poule qui n’ont pas pu m’éviter !

« Ouais, j’suis perdue ! Tu pourrais m’aider à aller là ? » je lui demande en lui fourrant le plan dessiné au stylo-bille sur une feuille de papier juste sous le nez.

Dis oui ! Toi qui es si belle et si gentille, j’suis déjà bien à la bourre et ma vie c’est un peu de la merde. Puis on ne peut rien refuser à une meuf en fauteuil qui te demande de l’aide. AIE UN CŒUR PUTAIN !

« Je tourne en rond depuis des heures, je me suis éloignée de l’artère passante car je n’arrivais pas à circuler… »

J’essaie de l’apitoyer. J’espère que ça va marcher. J’en peux plus de cette ville, tous les tags se ressemblent !

L’inconnue tente de l’agresser avec un bout de papier, cette journée commence à prendre une tournure inattendue. À moins que ce ne soit qu’un plan. Ah oui. Elle y jette un coup d’oeil et il lui faut bien deux minutes pour déchiffrer la carte sommaire dessinée au bic noir, sans aucune autre indication qu’une croix perdue au milieu de rues anonymes. C’est de l’autre côté de la cité… Bon c’est pas grave, elle n’a rien prévu de plus important de toute façon. Et comment pourrait-elle dire non à une nouvelle aventure, quand bien même celle-ci ne l’emmènerait pas plus loin que l’autre bout de la ville.

▬ Ouais pas de soucis !

Et elle part devant, oubliant totalement que la blonde va peut-être galérer à suivre son rythme avec son propre véhicule à roulettes. Gauche, gauche encore, à droite, quelques pavés, tout droit. Kajsa se retourne et constate assez vite que l’autre jeune femme n’est pas derrière elle. Bon, demi-tour. Elle n’est pas bien loin malgré tout et la retrouve vite, en profite pour lui glisser quelques excuses maladroites.

▬ Oups, désolé, j’suis partie un peu trop vite… Tu veux que j’te pousse ?

Oh non, ce n’est pas de la moquerie, mais si elles ne veulent pas mettre la moitié de la journée pour arriver à destination, il va bien falloir accélérer à un moment...

ELLE A DIT OUI ! J’ai même pas eu à utiliser mon super pouvoir ! Suffit de sourire et de demander poliment ! Est-ce que j’ai dit s’il vous plaît ? Je sais plus, on s’en branle. Pas le temps de dire merci qu’elle est déjà en train de rouler devant ! Hey mais attends-moi ! J’peux pas aller aussi vite, je dois faire attention au paquet !

Et bien sûr je ne peux pas lui dire tout ça ! Parce que j’ai rien écouté des instructions, même si elle va être mon guide, elle est peut être pas mon guide. C’est chaud. J’mets les coudées doubles pour essayer de la suivre mais ses roues sont plus adaptées à l’asphalte cabossé. Il s’est passé quoi dans cette ville sérieux ?

« Hey ! Attends euh… La rousse ? »

J’ai pas son nom, on fait comme on peut quand on n’a pas le nom de quelqu’un ! On avance connement derrière et on ferme sa gueule parce qu’il faut déjà utiliser tout son souffle pour ne pas la perdre de… trop tard. Putain ! Je continue aussi vite que je peux dans la direction qu’elle a prise et n’évite que de peu le carambolage qui aurait à coup sûr explosé mon paquet. Pourquoi je fais ça déjà ? JE SAIS PAS J’AI PAS ÉCOUTÉ ! Pourquoi il a fini son discours par “le monde compte sur toi Ipiu” s’il avait rien dit j’aurais pas eu à m’en occuper ! Ah ! La rousse revient ! Ouf ! Elle a l’air de savoir où on devait aller.

« Je préfère y aller à mon rythme, c’est loin ? »

Non mais imaginez la galère, elle, sa trottinette, mon fauteuil. Le pire combo de l’univers pour garder le paquet entier. Ah. Non. J’oubliais la route. J’me demande ce qu’il peut bien contenir. Et si je l’ouvrais ? Non. Pas le temps. J’ai l’impression que l’horaire noté sur la feuille se rapproche, et avec le temps que j’ai perdu… On se remet en route… Mais soudain.

« Je… Vais pas arriver à passer cette marche, elle est trop haute… »

”Kajsa”:

▬ Un peu mais okay… On irait vachement plus vite quand même…

Elle finit sa phrase en marmonnant, un peu déçue de ne pas pouvoir pousser sa fière monture à pleine vitesse. La blonde avait pourtant l’air pressée… Tant pis. Elle adapte donc son allure à celle de l’égarée, bien trop lente à son goût. La suédoise préférait aux balades les vitesses effrénées et irresponsables : celles qui lui mettaient les cheveux en vrac, l’adrénaline dans le sang et, parfois, le guidon dans les obstacles. Un véritable danger public. Mais là elle avait juste l’impression de faire sa petite promenade digestive du dimanche, celle d’avant la sieste, celle des petits vieux après le repas familial. Quel ennui. Un obstacle ? Enfin un peu d’action.

▬ Attends je t’aide.

Kajsa se place derrière le fauteuil, appuie son poids plume sur les poignées du fauteuil pour faire passer les roues sur le trottoir.

▬ Et voilà, en Y comme ils disent en France.

Voilà une figure qu’elle tenterait bien de reproduire avec sa trottinette tiens, peut-être que si elle bascule tout sur sa roue avant…
Devant les deux jeunes femmes, deux choix : à droite une grande avenue piétonne mais pavée et remplie de monde, à gauche un enchevêtrement de petites rues étroites, mais au goudron tout neuf et tout lisse.

▬ Tu préfères quelle route ? Perso j’prendrais bien à gauche.

Un large sourire vient décorer son visage. La perspective de la vitesse… Fast & Furousse.

Heureusement qu’elle est là, rien n’est plus terrifiant qu’une marche trop haute. Faut se mettre en équilibre et il y a toujours ce moment d’instabilité où… Brrrr. Concentrons-nous sur le rendez-vous. Elle est sympa cette fille en fait, mais pas hyper bavarde. Tant mieux, je ne saurais pas quoi dire si elle me demandait ce qu’il y a dans le carton sur mes genoux.

« La plus rapi… euh à gauche, avec le fauteuil les pavés c’est une vraie galère ! »

La bonne excuse, c’est surtout que j’ai peur de ce que contient ce foutu paquet ! N’empêche qu’elle est cool, elle a pas insisté pour me pousser, et ça j’apprécie. Puis elle est pratique, elle niaise pas ! Je la suis dans le dédale des rues, sans trottoir pour circuler, mais aux parvis des plus praticables ! C’est un régal, on peut gagner en vitesse, puis comme c’est pas piéton on n’a pas à s’enquiller des coudes et des gens auprès de qui s’excuser. On va de plus en  plus vite, et on a l’air de s’amuser aussi bien l’une que l’autre. Alors qu’on s’engage dans une longue et fine artère je lance à la rousse :

« On fait la course ? »

Et bien entendu on accélère aussi vite qu’on peut jusqu’à ce… Qu’un connard tourne à l’embranchement ! Mais bordel ! Tu fais quoi là gros avec ta voiture immense ? Alors t’as rêvé, c’est toi le dernier arrivé on fait pas demi-tour sur tout le long de la rue pour que tu puisses passer.

« Mais il est sérieux ? » je demande alors qu’il avance vers nous pour nous pousser à faire demi-tour. Non mais putain le con. Le forceur. Le malpoli. J’suis sûre qu'il y avait un stop en plus. Il est à contresens ! Azy tu veux jouer au plus con ? Je tends mon pouvoir jusqu’à sa poubelle métallique. J’utilise le magnétisme pour tout bonnement faire décoller sa voiture de plus de dix mètres. Déso fallait pas être con.

« On peut y aller ! »

Althéa et la magie:

Les deux réponses de sa sœur de roulettes reviennent au même : même si le chemin est plus court, les pavés et les gens vont trop vous ralentir, le dédale à votre gauche est la solution la plus rapide.

▬ Pareil pour moi, on y va !

Kajsa note une accélération dans le rythme des mouvements de l’humaine à quatre roues qu’elle accompagne. Ah, ça devient intéressant ! Alors elle aussi pousse un peu plus fort sur sa jambe, teste les limites du véhicule quadrupède pour voir s’il tient la comparaison avec le sien. Ne va pas trop vite quand même, il s’agirait de ne pas la perdre à nouveau. Une légère descente se présente devant elles, toute en ligne droite, et un défi est lancé. Il n’en faut pas plus pour faire monter son excitation : la suédoise se lance à sa poursuite, l’autre étant partie avec une demi-seconde d’avance. Elle donne tout, pieds perpendiculaires à la planche une fois propulsée, genoux fléchis au maximum pour peser de son poids sur sa trottinette et prendre de la vitesse. Mais rien à faire, la rue est trop étroite pour tenter de dépasser ici, peut-être au prochain virage ?

Une voiture à contresens, dans laquelle elle manque bien sûr de rentrer, vient interrompre leur course. Quelques noms d’oiseaux sont échangés, sa compère s'énerve avant qu’elle n’ait pu réagir et, sur un mot un peu plus haut qu’un autre, monte en l’air le gêneur et son engin motorisé (tricheur). Impressionnant, elle ne connaissait pas de cristal qui permettrait une telle prouesse. À l’invitation de la blonde, elle passe sous la voiture devenue avion le temps de quelques secondes en sifflotant d’admiration. Ah ce n’est pas ses maigres dons qui lui auraient permis pareils exploits.

▬ On continue la course ?

Elle n’attend pas sa réponse qu’elle a déjà enfourché son destrier d’aluminium et s’engage déjà dans l’allée. En première cette fois, hors de question de connaître à nouveau le goût d’un pneu arrière.

« AHH MAIS TU TRICHES ! » elle a pas dit ‘un, deux, trois : ROULEZ !’ La voiture se pose un peu violemment sur le sol mais on s’en fout parce qu’on est déjà loin. Pas le temps de niaiser, elle gagne du terrain.

N’empêche que cette route c’est un régal. Pas de bosses, rien qui ne gêne le passage. C’est… La merde ! J’ai roulé trop vite, beaucoup trop vite. J’ai pas vu le chat débouler devant les roues ! Pourquoi il a fait ça ????? J’ai tout juste eu le temps d’actionner mes freins et de m’agripper au fauteuil. Ouf. Ca va rien de… OH PUTAIN LE CHA… non ça va il est en train de se lécher l’anus plus loin. OH PUTAIN LE PAQUET.

Il a fait quel bruit quand il est tombé ? Je sais plus ! J’étais trop occupée à ne pas mourir. Pourquoi ce genre de conneries n’arrivent qu’à moi ? J’avance lentement et je me penche pour saisir le carton. Il est toujours aussi lourd… Je secoue un peu, juste pour voir. Ca fait pas le bruit de verre cassé, c’est déjà ça. J’le remets sur mes genoux l’air de rien, j’sais pas ce qu’il y avait dedans, mais du coup j’pourrais toujours dire que c’était cassé avant quoi. Tant pis pour le monde ! La rousse a pris trop d’avance !

« HEY ATTENDS-MOI ! »

J’mets les bouchées doubles et je crois qu’elle m’attends pour de vrai parce que je finis par la rattraper. On finit par arriver à destination. Comment je sais ça alors que j’ai pas la moindre idée d’où j’me trouve ? C’est simple, il y a Baxter qui nous fait coucou de la main juste devant une porte.

« Yo! Putain t'es à l'heure, c'est un truc de plus à fêter ce soir ! En plus t'es venue accompagnée ! C'est lourd ça, askip les gens ils disent que plus on est de fous plus on s’amuse. Par contre, t'as pas attendu Ramiel ? Parce que Ipiu sans Ramiel c'est comme le coca sans whiskey. C'est cool mais c'est moins bien. En parlant de coca file moi ça j’te débarrasse. »

▬ C’EST TOI QU’EST TROP LENTE À DÉMARRER !

Un grand sourire sur sa figure. Elle entend la voiture retrouver le plancher des vaches avec fracas. Un éclat de rire qui se perd dans le vent qui lui fouette le visage.

Des piétons inattentifs et quelques poubelles abandonnées se présentent en obstacle à sa route mais rien qu’elle n’esquive pas de quelques coups de guidons précis. Elle les évite si bien qu’elle ne perd que peu de vitesse et, lorsqu’elle regarde enfin derrière elle pour voir si le quadricycle est toujours à sa poursuite, Kajsa constate qu’elle a encore perdue l’autre jeune femme en chemin.

▬ Et merde…

Alors la suédoise décide de s'arrêter et patienter, tranquillement assise sur une marche. Heureusement la blonde et son fauteuil roulant arrivent rapidement et elle entend la pilote lui gueuler de l’attendre. Décidément, c’est une manie chez elle de hurler. Elle se lève, se plante devant l’invalide et annonce sa victoire avec fierté, sa mission de guide complètement oubliée, comme pour effacer sa défaite quelques minutes auparavant. Insupportable gamine, elle est censé être une adulte mature à son âge...

La fin du trajet est beaucoup plus tranquille une fois la suédoise rappelée à l’ordre et leurs bolides ramenés à des vitesses raisonnables. Elles arrivent enfin à destination et aperçoivent une personne qui semble adresser un geste de la main à l’une d’elles. Sûrement à la blonde puisque Kajsa n’a absolument aucune idée de qui ça peut bien être.

▬ Oh, j’suis invitée moi aussi ?

Oui, d’après les paroles du monsieur. Un peu surprise, mais pas malheureuse d’avoir finalement trouvé de quoi occuper son samedi soir, la suédoise décide de les suivre. Ah mais, elle ne s’est même pas présentée ! Elle revient à hauteur de l’escortée et lui tend la main :

▬ Au fait, moi c’est Kajsa, enchantée !