À l’impossible nul n’est tenu, et certains maux sont malheureusement incurables. Moira savait que ces mots qu’elle avait prononcés lors d’un bel après-midi ensoleillé étaient vrais. Tout comme elle savait qu’elle n’aurait strictement rien pu faire pour sauver son mari, que ce soit pendant le combat ou après, lorsqu’elle eut à peine le temps de lui prendre la main avant de voir la vie le quitter. Elle le savait, mais cela n’allégeait en rien sa peine, cette douleur tantôt sourde tantôt vive entourée d’un vide presque plus douloureux encore qui avait élu domicile dans son âme. On disait que le temps guérissait tous les maux, mais pas besoin d’être une soigneuse pour savoir qu’il s’agissait là d’un pur mensonge. Le temps permettrait de s’habituer à la douleur, voilà tout. Ou du moins elle l’espérait.

Mais se laisser consumer par le deuil et la douleur jusqu’à sombrer entièrement était quelque chose qu’elle ne pouvait absolument pas se permettre actuellement. Pas alors qu’Eluna aussi pleurait la mort de son père, et pas alors que deux autres vies dépendaient maintenant d’elle. Alors elle serrait les dents et ignorait la douleur du mieux qu’elle le puisse, refusant de la laisser dicter sa vie. Jour après jour, elle attelait la carriole, s’occupait de ses enfants, soignait ses patients lorsqu’elle en avait… Elle ravalait les larmes qui lui piquaient les yeux, refusant d’en infliger le spectacle aux enfants, et elle séchait les leurs.

Ils avaient fait halte pour l’après-midi dans une vallée verdoyante entre deux collines. Une habitude qui datait d’après l’attaque et qui avait une cause purement pratique : Moira ne pouvait pas à la fois conduire la carriole et s’occuper de la sieste des plus jeunes. C’était le genre de tâches qu’elle et Ferghal se répartissaient, mais qui maintenant lui incombaient à elle seule. Une fois les deux petits endormis, elle partit en quête de son aînée. Elle avait passé l’âge des siestes depuis longtemps, et ces instants où elles seules étaient éveillées étaient l’occasion idéale pour tenter de guérir les blessures infligées par le drame.

HRP:

« Le temps n'attend personne. »

J'aurais aimé qu'il attendît pour mon paternel.

Une douleur vive dans la poitrine en repensant à ce que j'avais vu et vécu. J'étais agenouillée en train de récolter et étudier quelques plantes et fleurs pour de minces potions.

« La récolte est bonne ? », demanda doucement Moira en s’agenouillant à côté de sa fille. Probablement pas. Il s’agissait sans doute plus d’une manière comme une autre de s’occuper les mains et l’esprit pour ne pas ressasser la scène à laquelle elle avait assisté et qu’aucun enfant ne devrait avoir à voir.

« ... »

Un petit blanc avant de murmurer.

« … On va dire oui. »

Je mis des plantes dans ma sacoche. Mon regard resta sur le sol avant que je ne disse :

« Pourquoi tu as récupéré un des enfants orcs ? »

C’était donc ça qui la travaillait. Moira comprenait sans mal sa réaction, même si elle en voulait à la mauvaise personne. L’enfant, à peine plus qu’un nourrisson, n’était pas à blâmer pour les actions de ses parents. Elle passa un bras autour de l’épaule d'Eluna pour l’attirer à elle. « Parce qu’il a perdu ses parents et est trop jeune pour survivre seul. »

« Vu ce qui s'est passé, son sort m'est bien égal... »

Je grinçai des dents en serrant les poings sur mes jambes.

« Il ne méritait pas ce traitement de faveur. »

En d’autres circonstances, Moira aurait sévèrement rabroué sa fille pour ces mots durs et injustes. Mais le drame encore trop récent les avait toutes deux ébranlées, et il n’était pas hors du commun de reporter sa colère sur une personne qui ne la méritait pas, simplement parce que les coupables étaient hors de portée. « Il ne mérite pas d’être condamné pour les actions de ses parents », se contenta-t-elle de répliquer doucement.

Je me dégageai de l'emprise de ma mère pour m'éloigner de quelques pas, visiblement énervée.

« Tu es trop altruiste ! Papa méritait d'être condamné ?! Papa méritait de mourir par la main des orcs ?! Avait-il fait quelque chose de mal ?! »

Je grinçai des dents et serrai les poings.

« Bien sûr que non. » Si elle restait calme, c’était uniquement parce qu’il fallait bien que l’une d’elle garde son sang-froid et que c’était elle l’adulte dans l’affaire. Ce n’était pourtant pas la colère à l’encontre des meurtriers de son mari qui lui manquait... mais ils étaient morts, et le nourrisson qui dormait actuellement dans la roulotte n’y était pour rien. « Il me manque aussi, Eluna, je t’assure. Et sa mort est absurde et profondément injuste. »

« Si on part de ce principe, nous recueillons tous les animaux blessés, les hommes malades ; tout. »

Je grinçai des dents en lui tournant le dos.

« Si papa était un bandit, un voleur, un mécréant, un tueur, un assassin, je pourrais dire que sa mort était normale, presque méritée même si j'ai mal au cœur. Mais il n'a rien fait ! Et si nous sommes vivantes, c'est le fruit du hasard ! »

Je frappai un arbre en ayant les larmes aux yeux.

Recueillir les blessés et les malades (du moins le temps qu’ils se remettent) était précisément ce à quoi Ferghal et Moira avaient dédié leur vie. Mais il y avait recueillir et recueillir, et le nourrisson (enfin, les deux orphelins) serait une part plus permanente de leurs vies. Moira prit les mains de sa fille dans les siennes avant qu’elle ne s’attaque à nouveau à l’arbre. « Tu vas te blesser. » Physiquement, en plus de déjà l’être émotionnellement. « Ta colère est parfaitement compréhensible et justifiée, mais dirigée contre la mauvaise personne. »

Mes poings étaient serrés entre ses mains, tremblants, le poing, ayant frappé, était légèrement écorché.

« … »

Je baissai la tête en ayant les larmes qui coulèrent sur mes joues.

« Je ne l'aime pas... Il est de la race de ceux qui ont tué papa... »

Je reniflai.

Moira mit un genou en terre pour aligner ses yeux sur ceux de sa fille. Elle répondit, toujours avec douceur : « Je sais. Mais ce n’est pas lui qui tenait les armes qui ont tué papa. » Elle marqua une légère pause avant de continuer : « Si papa avait été tué par des humains, et que ces humains avaient eu un nouveau-né avec eux, est-ce que tu lui en voudrais ? »

« Oui ! »

Répondis-je immédiatement sans réfléchir.

« On parle des assassins de papa ! Cela signifie que ses parents n'étaient pas viables du tout ! »

Je retenais un petit sanglot, le regard fuyant et tremblant face à ma maternelle.

Moira voulait serrer sa fille dans ses bras, mais elle craignait qu’elle ne fuie une nouvelle fois son étreinte. Alors, elle prit simplement une main dans les siennes. « Ses parents, non. Mais c’est l’éducation qui forme le caractère des individus, et c’est à peine si lui en a reçu une pour le moment. Et s’il reçoit une éducation décente, ce que je compte bien lui offrir, il deviendra une personne décente. »

« Tu... Je... Ils... »

Je serrai les poings en ayant les larmes aux yeux rapidement, de nouveau.

« Papa n'aurait pas voulu ça... Papa n'aurait pas dû mourir... »

Je frottai mes yeux avec mes paumes de main en fonçant dans les bras de ma mère pour pleurer à chaudes larmes.

Les bras de Moira se refermèrent comme un cocon protecteur autour de sa fille et sa main droite vint doucement lui caresser le dos. « Bien sûr qu’il n’aurait pas dû mourir. » Et jamais elle n'avait prétendu le contraire, quoiqu'Eluna puisse s'imaginer. Elle resta silencieuse un moment, laissant simplement sa fille laisser libre cours à son chagrin. Son coeur à elle aussi saignait, mais elle ne pleurerait pas. Pas sous le regard de sa fille. « Et il n’aurait pas voulu manquer l’occasion de te voir grandir. Mais il n’aurait pas non plus voulu laisser un bébé mourir sur le bord de la route à cause des actions de ses parents. »

Je serrai ma maternelle en reniflant encore et encore.

Je reculai au bout d'un moment pour la regarder, les yeux mouillés.

« Oui... Pardon de douter... mais je pense avoir beaucoup de mal au début... ne m'en voulez pas, toi et papa au ciel... »

« Et c’est parfaitement compréhensible », répondit presque immédiatement Moira en tirant un mouchoir de sa poche pour le tendre à Eluna. « Je ne t’en veux pas le moins du monde, et je suis sûre que papa non plus. » Si elle ne parvenait pas à vaincre son ressentiment, Asbjörn pourrait par contre lui en vouloir en grandissant, mais pour l’heure il n’était qu’un nourrisson assez peu conscient de ce qu’il se passait autour de lui.

Je reniflai avant de me moucher bruyamment dans le mouchoir. Je regardai ma maternelle et dis d'une petite voix :

« … Allons les revoir. Je n'aimerais pas les savoir en danger à cause de moi. »

J'eus un petit sourire, montrant ma bonne volonté à faire le premier pas.

Moira sourit en réponse à ce premier pas plus qu’encourageant et embrassa sa fille sur le front. « On l’aurait entendu s’il y avait eu du grabuge. » Elle se releva toutefois, et tendit la main à Eluna. « Mais il ne manquerait plus que Donncha se mette à braire et les réveille. »