Rappel du premier message :


Moro s’est cassé. Loin de Moscou, d’abord. Loin des hommes, surtout. Dans les grands espaces, le géant se sent revivre. Le froid l’épuise autant qu’il le vivifie, transforme sa perception du temps en profondeur. Il est apaisé, même s’il payera cher cette incartade. Les demandes de la Milice resteront lettres mortes quelques jours. Quand il reparaîtra en ville, il sera convoqué, vilipendé, peut-être même que ce sera retenu sur sa solde.

Pour le moment, il ne s’en soucie pas. Une bulle d’air s’échappe de sa bouche. Il remonte en surface, émerge, tel Aphrodite. Les cheveux, la beauté et les histoires sordides de divinité en moins. Le lac gelé est magnifique, lui. Le bourreau se hisse hors du trou qu’il a découpé. Lavé, de tout sauf peut-être de ses crimes. Tandis qu’il se sèche avec un bout de tissu rêche, il contemple le paysage environnant.

"Mon royaume pour une putain de bicoque dans ces collines."

Il pourrait en construire une, mais il n’a pas emmené d’outils avec lui. T’es vraiment pas malin, Moro.

Patya se retient de s'arrêter et continue d'avancer comme s'il n'avait rien entendu. Il ne peut s'empêcher de remarquer que l'homme ne voit que deux raisons possibles à sa présence sauvage : l'opportunisme ou la chasse. Dans les deux cas, la faim et rien d'autre. Ne peut-il envisager qu'il soit simplement curieux ? Un peu déçu, Patya poursuit tranquillement son chemin sans cesser de tendre l'oreille. Il est trop curieux, justement, pour déjà prendre congé.

L'animal ne fait pas mine d'avoir compris. Évidemment que l'idée lui a traversé l'esprit. Alors Moro cherche dans le comportement du canidé une réaction quelconque. Un signe qu'il le comprend. Ça le rassurerait presque d'avoir affaire à un démon. De se dire qu'il n'en est pas réduit à converser uniquement avec des êtres qui ne le comprennent pas. Mais si l'autre pige ce qu'il déblatère, il est plutôt doué pour le cacher. Alors Moro s'adosse à un arbre et attend. Ses bras sont croisés, ses yeux suivent le pas de la bête. Il est plus immobile que le tronc contre lequel il se tient.

Patya s'arrête parce qu'il n'entend plus rien et découvre l'immobilité du bonhomme — qui n'a plus rien à envier à un vrai loup. C'est alors qu'il est distrait par un léger grattement. Un petit animal se déplace sous l'épais manteau blanc. Ce qui lui donne une idée.
Tel un renard, il fait des petits bonds dans la neige (mais pas du côté de l'animal qu'il ne souhaite pas effrayer.) Il se laisse rapidement prendre à son propre jeu, caracole, se roule, jappe joyeusement.

Il regarde le loup soulever des tourbillons de poudreuse étincelante. L'animal feinte, danse, jubile presque. Toujours immobile, le milicien sent malgré lui poindre un sourire... et l'envie de le rejoindre dans cette joyeuse frénésie. Il se débarrasse de ses raquettes et de ses derniers doutes pour plonger dans la neige. Ses énormes bras soulèvent des pelletées de cristaux qui vont se mêler aux nuages que produit le loup. Moro a un rire viscéral, vaguement gauche. Un rire d'enfant de 90 kilos.

Le rire grave le ramène à la réalité plus sûrement que les envolées blanches. Mais il ne s'arrête qu'un instant car le jeu l'a rendu euphorique. L'envie de rire le prend aussi et il jappe de plus belle, bondissant autour et parfois même par-dessus le grand type, se roule à ses côtés comme un louveteau. Si on lui avait dit ce matin qu'il se tortillerait dans la neige avec le client à l'oreiller... !

Il ne reste rien de son extérieur menaçant, lorsqu'il relève la tête, des flocons plein la barbe. Il a conscience que rien ne dure, surtout pas le positif. Alors il roule, bondit, culbute jusqu'à être trempé, jusqu'à ce que le monde lui-même se mette à tourner pour essorer ses idées noires. Il joue comme s'il n'y avait pas de lendemain, pas de milice, et pas de démons. Puis il joue encore. Lorsqu'il se laisse enfin tomber sur le dos, Moro est épuisé. Le loup est là, si proche qu'il pourrait le toucher.

Patya halète, la langue tirée pour se rafraîchir. Lui qui passe son temps à courir dans Moscou ne se fatigue pas facilement. Il n'a pas soufflé comme ça depuis des années et ça lui fait un bien fou. Il pose un regard nouveau sur l'homme allongé à ses côtés, auquel il a maintenant du mal à rattacher l'image du type au fusil. Comme s'il n'avait qu'un sosie sous les yeux. Plus la journée passe, plus il a envie de gratter la carapace effrayante. Quand il a retrouvé son souffle, il déplace légèrement sa patte, de sorte qu'elle touche maintenant le flanc du bonhomme.

Il sent la grosse patte contre son manteau, et le souffle chaud du canidé qui halète à côté de lui. Il ne s'agite pas, se meut très doucement alors qu'il roule sur le côté pour observer son compagnon du jour. L'animal est encore plus majestueux vu de près, même si présentement sa langue sortie lui donne l'air d'un gros chien rentrant de promenade. Ses yeux sont d'un bleu très intense, presque froid. Moro n'en a jamais vu de tels, du moins le croit-il. Faut dire qu'il ne fait pas particulièrement attention aux traits de ses pairs humains. "Deux minutes la tornade... je reprends mon souffle."

Patya répond par un léger jappement amusé. Il ne l'invitait pas à continuer leur jeu, mais il ne sait pas comment s'exprimer. Il rentre sa langue maintenant qu'il s'est rafraîchit et s'allonge complètement, jusqu'à poser sa tête dans la neige. Sa fraîcheur traverse à peine l'épaisseur de sa fourrure. Il garde le regard posé sur son compagnon improvisé dont il apprécie grandement le calme — et cette capacité insoupçonnée à se lâcher comme un enfant.

"Tu sais le loup... il faudra qu'on se refasse ça, un de ces quatre matins." Il a enfin repris le contrôle de sa respiration et il contemple le ciel d'un bleu limpide, entre les branches gelées qui s'entrecroisent. Un réseau de cristal dégoulinant, qui fait pleuvoir de petits diamants à intervalle régulier. "Toi, moi, un lièvre sur le feu et les collines, ça ce serait la belle vie."

Patya laisse échapper un petit jappement puis il se roule un coup sur le dos et reprend sa position initial. Au moins, il aura l'air content, peu importe que les paroles humaines aient été comprises ou non. Il ne peut pas se dévoiler, le danger est trop grand. Mais ça le ravit de voir qu'il peut se faire des... amis (?)... même sous cette forme.

Le colosse se redresse, regarde maintenant dans le vide. Il s'efforce de ne pas penser à demain. Demain, où il tuera peut-être d'autres lièvres, d'autres perdreaux... d'autres loups. Des êtres qui ont pour seul tort de n'avoir pas choisi un camp plutôt que l'autre. Humain... ou animal. Parfois Moro les envierait presque. Si lui pouvait se changer en loup, il ne resterait pas cloîtré à Moscou. Il filerait ventre à terre loin de toutes ces conneries édictées par les hommes. Il ne redeviendrait jamais homme. Pour ce que ça lui manquerait... "Ouais le loup... la belle vie..."