Lorsqu'il pénètre dans l'appartement, il ôte aussitôt ses bottes maculées de terre et de neige déjà ruisselante. De sa démarche pesante, il passe au fauteuil qui trône au centre de la pièce. Son lourd manteau est délicatement plié en deux et vient draper l'accoudoir. L'aube point à l'horizon. Moro s’assoit.

"Putain !"
Le sang. Il a oublié le sang. Il se relève, mais trop tard. Coussin foutu. Coussin volant. Il atterrit à côté des bottes. La démarche pesante se dirige vers le téléphone. Les voisins du dessous ne se plaignent plus depuis longtemps. Il compose un numéro. La voix à l'autre bout du fil est ensommeillée, il vient de réveiller quelqu'un ailleurs dans la ville. Il s'en moque.

"Besoin d'un nouveau coussin."
Il donne l'adresse. Promet de payer pour l'article et le coursier. La voix de l'autre n'est plus si ensommeillée, elle devient âpre, marchande encore un peu. Moro grogne pour faire taire le marchand de tapis. Il a besoin d'un coussin. Il accompagne sa demande d'une formule de politesse de circonstance : "Putain de maintenant, si possible."

Patya est arrivé très tôt à l'imprimerie. Il est d'astreinte et se prépare à s'ennuyer ferme en attendant le reste de l'équipe. Pourtant, le propriétaire du magasin voisin déboule après une demi-heure de comptage de fissures au plafond. Boris a besoin d'aide pour une livraison, il est donc très heureux de trouver le garçon précisément ce matin. Et il n'est pas le seul à être soulagé. Un peu d'exercice, enfin ! Patya s'assure que Boris gardera un œil sur l'imprimerie et, le paquet tout mou sous le bras, part comme un dératé vers l'adresse indiquée.

Le colosse frotte, récure, mais rien n'y fait. Cette chemise aura pour toujours un imprimé sang de léopard du plus bel effet. Il abandonne, se change. Les avant-bras encore pleins de savon, il attrape un nouveau haut. Puis il se rassied sur son fauteuil devenu bien moins confortable. Il dégaine son arme, le barillet luit légèrement. Une balle manquante. Il a dû tirer, cette fois. Le sergent était là. Il se relève, tourne comme un lion en cage. Où a-t-il bien pu fourrer les munitions ?

Patya n'est même pas essoufflé en arrivant devant l'immeuble, ravie de s'être dégourdi les jambes. Il pousse la porte cochère, repère le nom du client et grimpe les escaliers quatre à quatre. Quelque secondes plus tard, la sonnette retentit...

Il ne prend pas le temps de demander qui c'est. Il ouvre la porte sur un gamin échevelé. Le bourreau termine de glisser la balle manquante dans le barillet, puis remise le pétoire dans son manteau. Il détaille le coursier, avant de s'écarter pour le laisser passer, en désignant son fauteuil du menton. "Le coussin va là." Les derniers mots mettent un moment à rejoindre la première partie de la phrase : "S'il te plaît."

Patya a une seconde d'hésitation. Même deux. Plein, en fait. Déjà parce qu'il s'est trouvé face à un fusil chargé pendant un instant déjà bien trop long. Ensuite parce que le client s'attend apparemment à ce que Patya déballe son paquet lui-même. Ça arrive, ok. Il n'est pas le premier. Mais habituellement, ce sont des mamies ou des estropiés et la demande semble légitime. Quoiqu'un fusil chargé rend n'importe quelle demande légitime. Patya s'exécute.

Le môme a pas l'air rassuré, mais il fait ce qu'on lui demande. Moro ne sait plus s'il fait exprès de faire peur aux gens, depuis le temps. Peut-être que c'est le surnom le Bourreau. Peut-être que c’est le crâne rasé et l'air revêche. Ou peut-être qu'il n'a fait aucun effort pour parler normalement à un autre être humain depuis un bail. Il se sent d'essayer aujourd'hui. "Merci, petit." Et puis quoi de plus ? Lui parler du temps ? Le gosse veut juste être payé et se barrer d'ici. T'es vraiment con, Moro. "C'est combien, la course ?"

xx* roubles, Monsieur, répond Patya, une peu déstabilisé par le bonhomme. Il tient toujours l'emballage à la main et ajoute : Voulez-vous que je vous débarrasse du papier ? Ça c'est un truc courant. Généralement, quand on le fait déballer, on le faire repartir avec les trucs à jeter. Mais il connait quelqu'un qui les garde précieusement pour les entasser dans un placard bien trop remplit (sans jamais s'en servir bien sûr).

HRP :

Il fait un geste du bras, le genre "ça n'a pas d'importance". Puis il fouille dans ses poches, en tire une liasse qu'il fait défiler dans ses mains larges comme des assiettes. Il considère le garçon par-dessus les billets. "Petit, ton patron... Il te paye comme il faut ? Tu es bien traité ?" C'est sa façon à lui d'essayer d'être gentil, mais ça a davantage des allures d'interrogatoire. Il tend la somme demandée, à laquelle il a ajouté un pourboire. "Tu pourrais faire une course pour moi ?" Le gosse est rapide, et il ne s'est pas laissé démonter. Il pourrait convenir.

De plus en plus étonné par son interlocuteur, Patya s'efforce de ne rien laisser paraître. Ce qui n'est pas super bien réussi, mais il continue de faire comme si tout était parfaitement normal. D'ailleurs ça l'est. Du moins en partie, car on ne l'a jamais interrogé avec autant de sérieux sur son patron. Monsieur Vadim est très gentil et j'ai un bon salaire, acquiesce-t-il. Il n'ose pas ajouter qu'il reçoit même des primes pour son bon travail. Ça fait prétentieux. Que puis-je faire pour vous, Monsieur ?

"Il ne m'en voudra pas si je te réquisitionne une matinée ?" Bien sûr que non. Les gens ont bien le droit d'en vouloir aux miliciens pour les aises qu'ils prennent et les passes-droits qu'ils s'octroient. Ils n'ont juste pas le droit de l'exprimer à voix haute. "Je comptais partir aujourd'hui, mais j'ai été... retardé." Foutu léopard. "Je n'aurai pas le temps de tout faire seul. Il faut porter ça..." Il sort un rapport manuscrit et cacheté "à la caserne, place Saint Paul. Tu peux faire ça ?"

Patya n'aime évidemment pas les casernes, mais il hoche aimablement la tête. Oui Monsieur. Il s'apprête à ranger l'argent pour se libérer les mains et remarque l'excédant. Il n'est pas naïf au point de ne pas savoir ce qu'est un pourboire, mais il fait tout comme, la première fois, au cas où ce soit une erreur du client. Il ne veut pas qu'on le traite ensuite de voleur. Vous m'en avez trop donné, dit-il en tendant le surplus. Et cette course-là est offerte, ajoute-t-il. Certains Miliciens n'ayant pas l'intention de payer pour un "service rendu à la nation", il a pris l'habitude de ne jamais demander de contrepartie.

Moro lève un sourcil broussailleux qui vient un instant contredire son absence capillaire. Ne pas payer ? Ce serait comme voler sans avoir faim. Il repousse la main de l'adolescent. "Garde moi ça. Assure-toi juste que le sergent Popovitch reçoive son rapport en main propre." Il va pour ajouter que le sergent est un con, mais finalement, il se dit que le gamin pourra se faire son propre avis. "Reviens ici quand ce sera fait." De nouveau, un mot qui arrive avec un train de retard : "Merci".

Merci Monsieur, dit-il poliment. Je serai de retour aussi vite que possible. Son seul souhait, c'est de ne pas avoir à passer par tous les bureaux de la caserne pour mettre la main sur ce Popovitch. Il range les billets dans une poche et plie rapidement le papier d'emballage du coussin qu'il glisse dans son manteau — pour le jeter à la première occasion. Il sort de l'appartement sans plus de cérémonie.

Moro regarde décamper le gamin et ça lui rappelle qu'à son âge, il ne courrait que lorsqu'il fallait choper un démon. Le ramener, souvent mort -toujours amoché- aux autres miliciens. Qu'est-ce qui a changé ? Pas grand chose, à part que même les miliciens ne veulent plus être vus en compagnie du molosse. Il n'a plus le même feu dans le regard lorsqu'il doit prendre une vie. La bête est repue, ne sort que rarement de sa cage désormais. Il fait chauffer de l'eau, rajoute une généreuse rasade de vodka dans le café. Puis il vide les étagères de toutes les denrées périssables, qu'il fourre dans un grand sac.

Patya arrive à la caserne en moins dix minutes et demande le sergent Popovitch au premier troufion qu'il croise. Il n'est balloté qu'entre trois miliciens avant de trouver le bon, mais l'un d'entre eux l'a retenu plus que de raison en insistant pour transmettre la lettre. Patya a dû persévérer avec autant d'humilité que possible avant que le sergent en personne ne leur tombe dessus et ne loue sa droiture. Patya remet le pli, salue les deux hommes et repart comme une flèche.

Il faut au colosse peu de temps pour faire ses bagages. Parce qu'il a la discipline d'un soldat et le trousseau d'un vagabond, ses affaires sont vite rassemblés dans un sac. De la main droite, il tient son nécessaire de voyage, de la gauche, le sac de victuailles. Il descend les escaliers sans se presser. Il y croise un homme au joues creuses qui fait demi-tour dès qu'il l’aperçoit. Une porte claque. Moro s'en moque, il débouche sur la rue.

Patya déboule dans la rue comme une fusée et aperçoit son client à l'entrée de son immeuble. Il se demande un instant s'il n'aurait pas mal compris ses instructions. C'est fait, Monsieur, indique-t-il, à peine essoufflé. Avez-vous besoin d'autre chose ?

La gamin est déjà là, encore plus rapide que la première fois. Moro lâche un grognement approbateur. "Tu cours vite. Pas de souci avec le sergent Connard ?" Il a encore oublié de mâcher ses mots. Il pose les sacs à terre, sort de sa poche de quoi payer une course supplémentaire. Sans répondre directement à la question, il interroge en retour : "Tu es bien serviable, petit. Je ne te fais donc pas peur ?"

... Il a un gros bug. "Popovitch" est bien trop éloigné de "connard" pour qu'il ait mal entendu. Il a très bien entendu. Et il bug. Du coup, sa réponse se limite à une négation de la tête ; ça se voit qu'il est surpris. Heu... Vous êtes impressionnant, admet-il. Mais le fusil ! Il a carrément eu peur du fusil. Il n'en dit rien pourtant. La sincérité, face à quelqu'un d'armé, c'est toujours à double tranchant... Donc oui en fait, il a peur de lui. Mais ce n'est pas le premier.

Il lit beaucoup de choses sur le visage de l'adolescent. Trop de signaux pour en tirer des conclusions viables, cependant. Moro ne sait pas s'il a euphémisé par crainte, ou par diplomatie. Il file l'argent au gamin, puis jette son trousseau sur son épaule. Du menton, il désigne le sac resté au sol. "Tu es un bon gars. Il y a à manger là-dedans." Il se gratte l'oreille. "Je comptais le déposer à l'église pour les miséreux, mais le prêtre ne m'aime pas trop. Il dit que je ne passe pas assez." Le prêtre dit bien d'autres choses, qu'il passe sous silence. "Fais-en ce que tu veux, mais ne gâche pas."

Il tend machinalement la main pour prendre l'argent puis son regard tombe sur le sac. Heu... D'accord, bégaye-t-il, déstabilisé. Ce type n'est vraiment pas comme tout le monde, Patya ne l'oubliera pas de si tôt. Là encore, ce n'est pas la première fois qu'on lui offre quelque nourriture après une course, mais un sac entier... Merci, ajoute-t-il après coup, dans une imitation involontaire de son client. Vous voulez récupérer le sac... ? Plus tard... ? Il est tout confusionné.

"Pas de quoi." Le bourreau s’est déjà retourné. Il agite la main par-dessus son épaule, comme pour signifier que le sort d’un sac ne va pas retarder sa prise de congé plus longtemps. Il réfléchit à sa destination pendant qu’il s’y rend. Les faubourgs, pour commencer. Il attrapera le train aérien, puis il quittera la civilisation quelques temps. De vraies vacances.

Indécis et un peu déboussolé, Patya reste immobile et l'est encore, bien après que le type ait disparu au coin de la rue. Par curiosité, il finit par se pencher sur le sac et l'ouvre pour voir ce qu'il contient... Ok, l'armoire ne plaisantait pas, il y a vraiment de quoi faire une jolie bonne action. Et comme il trouve l'idée de le déposer à l'église excellente, c'est exactement ce qu'il fait en reprenant le chemin de l'imprimerie.

... Sacré bonhomme, quand même !