Depuis le début des travaux, un jeune homme avait pris l'habitude d'apporter du thé chaud aux ouvriers tous les matins. Préjugés et quolibets sur sa couleur de peau avaient fusé, mais il n'y avait jamais prêté l'oreille, trop serviable pour que l'on s'arrête longtemps à sa seule apparence. Les hommes ayant finalement appris, ou compris, sa fonction, les langues s'étaient au moins tues en sa présence.
Quelques jours avaient alors suffi pour que les travailleurs prennent le rythme de sa visite, et même si son don ne pouvait profiter qu'à quelques uns, un petit groupe se chargeait dorénavant de l'accueillir.

Ce matin, l'indien révélait sa nature frileuse. Il était couvert d'une cape épaisse, dont l'immaculé contrastait avec son teint, image précoce de la neige drapant la terre. Il inclina humblement la tête devant les ouvriers.

Namaste.

Même sans la comprendre quelques ouvriers répondirent par la même expression, ce qui amena un sourire affable sur le visage sombre.

J'ai amené du chai... et un peu plus.

Les mains gantées s'extirpèrent de la cape, révélant un panier bien garni. Il commença par servir le thé à l'aspect laiteux et caramélisé qu'il appelait chai, au grand plaisir des ouvriers réchauffés uniquement par le travail. Puis déballa les paquets qu'il avait préparés, expliquant la nature des mets au fur et à mesure. Son sourire bienveillant valait invitation.

Servez-vous avant que cela ne refroidisse.

Peter s'était glissé au matin dans le chantier, furetant à droite à gauche à la recherche d'une opportunité. De la nourriture pour les petits, une cible pour la LR ou simplement quelque chose à voler et à revendre. Alors qu'elle s'apprêtait à quitter le chantier bredouille, un attroupement au niveau de l'entrée la força à se cacher. Un homme à la peau sombre, visiblement de venu l'est, distribuait de la nourriture chaude et appétissante aux ouvriers. Son estomac gargouilla.

La nourriture était variée et colorée, constitué de salé pour la plupart, quoique le jeune homme affirme que les idli - sorte de petits pains blancs, salés eux-aussi - se consomment trempés dans le chatni de noix de coco, dont le nom évoquait plutôt une sucrerie. Tout était conditionné pour servir de collation, sous forme de bouchées, de petits roulés ou de tartines. La couleur rouge y était très présente. L'étrangeté de ce mélange sucré salé intriguait plus qu'il ne rebutait, et les hommes se laissèrent finalement tenter.

Elle n'avait rien mangé depuis un moment et les réserve de sa bande étaient actuellement assez basses. Si elle pouvait éviter de les piller au moins pendant un repas... Baissant la casquette sur ses yeux (enfin son œil valide et son bandeau), elle s'avança l'air de rien et tira légèrement sur la manche de l'homme qui avait amené tout ça. Combien ça coute pour manger? Si elle n'avait pas grand chose sur elle, elle n'avait pas vu les hommes payer et avait l'espoir que ce soit peu cher.

Surpris par la pression exercée sur sa manche, le jeune homme eut un léger mouvement de recul pour retirer son bras, manquant lâcher le panier. Il regarda la personne qui l'avait interpelé, contrit.

Pardon, je... ne t'avais pas vu.

Il arrangea les victuailles qu'il avait bousculées puis attrapa un cylindre de papier contenant ce qui ressemblait à une galette fourrée. Il le tendit au garçon, retrouvant le sourire.

Cela ne coûte rien.

Peter récupéra la nourriture, méfiante. Dans ce bas monde rien n'était vraiment gratuit. Son cœur palpitant d'une inquiétude nouvelle, elle jeta un coup d'œil rapide aux alentours. Si son lever ne remontait qu'à une quarantaine de minutes, le soleil avait eut le temps d'effacer les ombres traitresses de l'aube et aucune menace ne planait. Elle revint donc sur la nourriture et les têtes étranges des ouvriers qui la goutaient. Visiblement c'était un peu plus fort que du cornichon.

La galette que tenait le garçon était garnie d'une sorte de purée de pois enrobée dans une sauce aux herbes, très rouge.

C'est du chole, se sentit obligé de préciser le jeune homme, avant d'entendre les plaintes retenues des hommes derrière lui. Il se tourna vers eux, paraissant aussi surpris qu'ils l'étaient eux-mêmes.

Vous allez bien... ?

Les hommes avaient le visage en feu, et certains toussaient.

Essayez de boire un peu de chai...

Curieuse bien qu'un peu suspicieuse, Peter mit un coup de dents peu assuré dans la nourriture. Très vite, elle sentit sa bouche et ses lèvres chauffer sous l'effet des épices. Si elle n'en avait pas plus l'habitude que les ouvriers, elle avait déjà mangé des plats forts en gout et sa surprise était teinté d'une pointe de nostalgie. Ce n'est pas forcément facile à manger, mais c'est plutôt bon... Une fois qu'on s'est habitué à la douleur.

La douleur ?

Le jeune homme semblait aussi déstabilisé qu'atterré par cette déclaration. Avant d'envisager qu'elle puisse être vrai.

Est-ce vraiment... douloureux ?

Peter haussa un sourcil. Il n'avait jamais mangé sa propre nourriture ou quoi? La brulure de l'épice n'est pas quelque chose de tout à fait indolore pour les néophytes... Un picotement qui peut devenir très envahissant. Elle repensait à la première fois qu'elle avait gouté quelque chose d'épicé et à sa crise de panique qui avait plus tard été source de rire dans la troupe. Elle secoua la tête pour chasser ce souvenir chaleureux. Il n'en ressortait que de la douleur.

Le jeune homme, ignorant passer pour naïf, dodelina la tête. Il semblait peiné.

C'est la première fois que je fais à manger pour d'autres.

Il s'approcha des ouvriers les plus atteints par cette 'douleur' qu'il ne connaissait pas. Il leur donna des petits pains blancs.

Manger les idli vous apaisera. Boire le chai aussi.

Les hommes appliquèrent son conseil avec reconnaissance, et il revint proposer un petit pain à son dernier interlocuteur. Son visage laissait lire une certaine déconvenue.

Il y a assez de chai si tu en veux.

Peter saisit le petit pain avec précaution mais secoua la tête poliment concernant la boisson. Elle savait que les adultes aimaient boire de l'alcool pour se réchauffer et ne préférait pas prendre le risque. Cela ira, merci. J'ai un peu plus l'habitude que ces gens. Je m'en remettrais. C'est quand même rare de voir quelqu'un de l'Est faire la charité dans la région... Tu es perdu? Le ton était légèrement moqueur, comme pour tester son interlocuteur.

L'indien haussa les sourcils, interloqué par une question à laquelle il ne s'attendait visiblement pas.

Je ne suis pas perdu... Je vis ici.

Il s'avança légèrement, assez pour observer son interlocuteur de plus près, initiative qui paraissait significative quant à ses paroles. Affable, il laissait toutefois une distance respectueuse entre eux.

Dieu pourvoit envers ceux dans le besoin. J'ai simplement la chance de ne pas être de ce nombre.