Rappel du premier message :




La statue était encore blanche comme le marbre. Le sculpteur avait fini son travail, mais le peintre devait encore commencer. Oksana s'était arrêté devant l'atelier quand son regard avait été attiré par celui de Marie. Sereine, un petit sourire aux lèvres, les yeux doux visés vers son ventre gonflé, ses mains posés aimablement en haut et en bas du dit-ventre pour y tirer le regard des spectateurs. Une dichotomie totale avec Oksana, qui faisait tout son possible pour dompter le ventre et l'abriter des regards curieux.

La vierge Marie.

La veuve gloussa. Pauvre Marie. Souffrir la grossesse sans avoir connu le plaisir de la chair. Était-elle une sainte car elle avait porté Jésus Christ dans son utérus ou car elle avait conçu un enfant sans passer par la chambre à coucher ? Si ne ressentir aucun plaisir durant les nuits partagées avec son mari était une condition préalable pour devenir une sainte, Dieu savait qu'Oksana ne le deviendrait jamais.

Elle ne devrait pas traîner. Elle avait réussi à perdre Ludmila dans la foule, mais dans cet accoutrement elle était aussi discrète qu'une mouche dans un verre de lait. Il n'y avait pas cinquante femmes qui portaient le voile à la place Sainte-Catherine. Et encore moins avec un ventre à cacher.

La rousse lui fit parvenir un avertissement subtil quand il chercha à détourner habituellement le regard. "Uhm... vous pensez que la couleur de mes yeux est ma priorité ?" demanda-t-il avec une légère moue avant de recevoir l'équivalent mentale d'une tape sur les doigts. Le visage de nouveau plus "adulte", il se reprit. "Non, ils sont.... naturellement comme ça. Vous ne les aimez pas vous aussi ?"

Beaucoup d'informations en quelques mots seulement. Il semblait vexé, tout d'abord, à l'idée que le physique serait une priorité pour lui. C'est comme ça qu'Oksana interprêtait sa moue du moins. Pour quelqu'un qui avait passé une quinzaine d'années à se soucier des apparences, Oksana n'y comprit pas la gêne du garçon. Deuxièmement, l'hésitation sur le "naturellement". Dans un monde où le moindre défaut physique est regardé avec méfiance, c'était compréhensible. Elle eut une pensée pour Ineska. Et puis, en dernier, cet "aussi". Il avait eu des retours négatifs sur ses yeux, visiblement. Hmm... (Elle n'était pas là pour le rassurer.)

C'était... une réponse ? Ou cherchait-elle ses mots pour exprimer le fond de sa pensée de manière élégante ? (Une femme aussi bien apprêtée devait à coup sûr faire les choses avec élégance.) Le "j'essaye-de-faire-adulte-mais-ce-n'est-pas-encore-ça" ne voyait pas tellement ce qu'il avait encore mal fait et attendait patiemment qu'elle se lance... ou qu'un miracle le sauve de cette situation de plus en plus stressante.

On vous a donné ce genre de retour ? Une non-réponse en vrai, Oksana en était consciente. Mais elle n'était pas assez gentille pour vouloir rassurer un jeune homme qui se montrait si... vulnerable. Elle préférait ses hommes avec un peu de caractère.

Malgré ses 20 ans à la nouvelle année, et tous les bons conseils qu'il recevait, Klyde restait un enfant obéissant car c'était ce qu'on avait toujours attendu de lui. Une machine, une arme. Pas un amant potentiel pour une dame de la haute. "C'est variable. Parfois ils dérangent, sont haïs ou jalousés peut-être. D'autres, plus rares, les trouvent jolis et lumineux. Moi je ne les aime pas."

Pour quelle raison ? s'interrogea Oksana. S'il avait eu des retours positifs... Enfin. A sa place, Sana ne se priverait pas de tourner un compliment en sa faveur. Si 99 gens lui répétaient que ses yeux étaient horribles, mais qu'une personne dans la masse lui disait le contraire... il n'y avait que l'opinion d'une personne qui comptait !

Leurs commandes lui laissèrent un instant pour choisir quoi dire, ce qu'il en pensait vraiment. "Peut-être parce que je me sentais exclu" se lança-t-il ensuite, pensif devant sa tasse fumante. "Seulement une personne les appréciait mais... la maladie l'a emporté. Ensuite, ce fut compliqué et je ne sais trop quoi penser de cette époque. Au niveau relationnel j'entends !" se reprit-il alarmé, ne voulant pas que Sveta le juge mal. Il était heureux de ses années au camp mais son lien avec Pavel restait flou dans sa tête, sans compter les agressions d'Abram et/ou de Vadim.

Oh la la. Elle lui avait demandé pourquoi il se gênait de ses yeux, pas l'histoire de sa vie ! Il y avait des gens comme ça qui adoraient partager. Oksana jugeait qu'il était mieux de cacher son jeu. Cela n'a rien à voir avec la couleur de vos yeux. Elle remua sa petite cuillère dans sa tasse de thé. Vos yeux sont beaux ou ils ne le sont pas. Il faudrait décider pour vous-même au lieu de questionner l'avis de quelqu'un mort depuis longtemps. Aïe. Peut-être un peu trop rude dans ses propos là. Trop tard, c'était dit. Oksana manquait de tacte depuis son isolation. C'était une colère perpétuelle qui voulait sortir.

"C'est que j'ai cru comprendre" lui répondit Klyde, pas du tout choqué. "J'aimerai les apprécier et... me mettre aussi un peu plus en valeur. J'ai remarqué les regards des clients du salon qui sont sur vous, vous inspirez le respect et le calme." Maksim lui avait conseillé également de flatter les femmes mais Madame Sidorova devait sûrement y être habituée.

Elle arqua un sourcil, puis ria légèrement. Dans ses vêtements de veuves, c'est plutôt de la pitié et de la crainte qu'elle inspire. Les gens n'aiment pas être confronté à la mort. Encore moins quand elle est intrinsèquement lié à la vie. Qu'est-ce qu'ils étaient supposé lui dire ? Félicitations ou mes condoléances ? Mieux l'éviter et rien dire du tout. Ce n'est pas le respect, cher monsieur.

Le caneton fronça les sourcils. "Qu'est-ce donc alors ?"

L'inconfort. La curiosité. Surtout. La peur, ajouta-t-elle en sirotant de son thé. Les gens pensent que la mort est contagieuse. Ou si pas la mort, le chagrin peut-être. Si vous avez déjà souffert une perte d'un proche, comme il l'avait dit plus tôt, vous avez sûrement connu les mêmes regards.

Après l'amitié et l'amour, la mort devait être également un sujet qu'il devait apprendre à comprendre ? Pourtant, il pensait en être assez familier au camp pour ne pas avoir à saisir comment les personnes ici la percevait. Pourquoi tout était-il si différent et compliqué ? "Vous faîtes partit de ces gens-là ou voyez-vous les choses autrement ? Personnellement, ce ne sont pas ces regards-là que j'ai reçu." Loin de là.

Difficile à dire vu qu'elle me concerne. Elle aurait peut-être eu une réponse plus favorable avant tout ça, mais les mauvaises nouvelles s'entassaient tellement que même Oksana pourrait être convaincu à croire que ses malheurs étaient mérités. Mais vous ne semblez certainement pas effrayé, non.

"J'ai confiance en Notre Père et en Sa Bonté. Je sais qu'Il a des projets pour chacun d'entre nous, que ce soit ici-bas ou... ailleurs." Comment expliquer la mort prématurée de Nika dans ce cas ? Klyde était persuadé que le Seigneur avait voulu épargner une tâche trop grande pour un enfant si pacifique et qu'il devrait plus tard l'aider depuis le Ciel, comme il le faisait enfant au camp ; supposition que Sveta avait ni confirmée, ni rejetée. "Vous l'aimiez ?" La question était elle aussi tombée du ciel.

Ce garçon (l'innocence de ses questions lui rendait la tâche trop dur pour le voir comme un homme) venait vraiment de lui sortir une variante de la formulation : "les voies du Seigneur sont impénétrables" ? Même Yeva avait pu s'abstenir de lui sortir une connerie pareille. C'est un peu indélicat comme question, vous ne pensez pas ? Elle posa sa petite cuillère sur la soucoupe et leva les yeux vers le jeune homme. Demander à une veuve si elle aimait son mari. Qui répondrait "non" de toute façon ?

Les conventions sociales.... il comprenait mieux pourquoi Pavel les fuyait. "Je ne pense pas que l'amour que l'on porte à un proche puisse être chose indélicate, qu'il soit encore présent ou non." Lui aurait pu répondre non mais le cas ne se présenterait jamais.

Elle gloussa. Cette innocence enfantine était presque hilarante. Elle se demandait quand même comment un jeune homme de son âge pouvait être si naïf quant aux conventions sociales. Il lui donnait peu d'espoir les classes sociales... inférieures. C'est que vous avez encore beaucoup à apprendre !

"Rire de l'ignorance d'autrui est assurément indélicat" fit le plus jeune, pas le moins du monde vexé. "Et si vous m'appreniez plutôt ?"

Non merci, fit-elle sur un ton sec. Je n'ai aucune envie de vous refaire une éducation. C'est la tâche d'une gouvernante, ça. Alors qu'elle avait la patience pour expliquer ce genre de principes à un enfant, pour un homme de son âge il n'y avait pas d'excuses. Est-ce que c'est comme ça qu'il avait vécu sa vie jusqu'à présent ? Il comptait sur la gentillesse des étrangers pour lui instruire les leçons de la vie ? Qu'en était-il de ses parents ? Ses éducateurs ?

Pour le coup, le Guide parut surpris mais la colère montante qui grondait dans sa poitrine ne venait pas de lui. "Je gage préférer mon éducation à la vôtre" prononça-t-il en écho aux paroles de sa protectrice. {Tu perds ton temps Trésor, allons-nous en.}

Vous en avez certainement le droit. Chaque citoyen était libre d'ignorer les règles de courtoisie et de bonnes manières, mais leur entourage était également libre de les juger pour ce déficit en connaissances. Pour Oksana ce manque de savoir indiquait clairement une éducation trop laxe. Elle adorait frôler les limites des règles de la bienveillance mais savait aussi reconnaître quand elle se trouvait sur la corde raide. Il ne fallait pas perdre l'équilibre. Le garçon en aurait sûrement aucune utilité de toute façon. Elle ne le voyait pas apparaître en soirée.

Effectivement, ce garçon -malgré ce qu'en pensait son frère - s'arrangeait pour abattre ses cibles avant qu'elles ne s'éclipsent dans ces soirées. "Peut-être..." Avoir le droit était encore pour lui une notion un peu abstraite. "Je constate que vous allez bien mieux, Madame Sidorova, et que je ne vous suis à présent plus d'aucune utilité" enchaîna-t-il en vérifiant la salle une fois de plus.

Oh, il avait compris qu'elle l'avait utilisé pour son bien. Vu sa naiveté il aurait encore pu comprendre de travers. Peut-être qu'elle avait été un peu trop rapide dans son jugement. Ne me laissez pas vous retenir plus longtemps. Il avait fini sa tasse de thé plus rapidement qu'Oksana, qui elle sirota encore. Par contre vous me pardonnerez de ne pas me lever pour vous faire mes adieux. Les joies de la grossesse.

I"Je vous en prie, au revoir Madame" s'inclina-t-il légèrement en quittant sa chaise. Il allait partir quand, de dernière minute, un conseil lui vint. "Parlant d'éducation, vous devriez vraiment retravailler votre jeu d'actrice. Encore merci pour le thé" lui sourit le Guide avec une fausse candeur avant de se détourner définitivement la jeune femme.