La planque, c'était encore ce qu'il faisait de mieux. Garder un œil sur un quidam et recevoir une indemnité journalière pour ça ? L'AAG ne savait définitivement pas quoi faire de ses crédits. Les impôts des honnêtes oxtrosiens avaient rempli son verre pendant qu'il "enquêtait". Au quatrième jour de "filature", Torn se décida à ouvrir le dossier de celui qu'il était supposé surveiller.

Bien sûr, il avait laissé traîner ses oreilles auparavant, et il pensait cerner le bonhomme. L'archétype du mercenaire sans histoire, surgi un beau matin de derrière une dune. Les fichiers chiffrés et la mention classifié qui revenait toutes les trois lignes lui firent donc lever un sourcil. Deux explications à la présence d'autant de noir sur ces documents : ou bien le bougre jouait les escorts pour le Chancelier lui-même, ou bien il s'était tatoué les coordonnées d'Alpha Perdu sur le mollet droit.

Sa curiosité piquée, Torn piétina allègrement toutes les règles les plus élémentaires d'une filature bien menée et entra en contact direct avec la cible. Contact qui prit la forme d'une légère bousculade, dans la cohue d'un marché dont les étals proposaient davantage de sable que de denrées à la vente. Foutue Manooïne. "Oh... excusez-moi." Regard appuyé. "On s'est déjà vu quelque part, non ?"

Faire de la bonne cuisine, c’était le cheval de bataille de Tahyr. Quitte à servir de cuisinier sur cette foutue planète perdue aux milieu des étoiles, autant le faire bien ! L’ex taulard était donc sur le marché pour chercher de l’herbe de Xorol, qui ressemblait à des feuille de thé mais dont le goût était proche de celui de l’anis. Il en aperçut enfin sur une étale, mais le destin s’acharna contre lui. Un chat sorti de nulle part lui barra la route et un homme réussit à lui rentrer dedans. Et voilà qu’en guise d’excuses, le type lui sortit les violons.

- Non.

Grogna sèchement Tahyr comme s’il venait d’avaler une poignée de sable.

Le genre bourru et pas communicant en tout cas. Qu'importe, Torn avait de la ressource, et si ce type était bien l'homme au dossier cadenassé, il savait au moins qu'il travaillait en tant que mercenaire. "Mais si, je suis certain de vous reconnaître maintenant. Vous êtes la personne que l'on appelle quand on a à la fois trop de crédits et trop d'ennemis pour les compter." Il lança une œillade vers l'étal le plus proche. Il ne jugeait pas les habitudes de consommation d'habitude, mais cette herbe lui semblait bien... verte.

Tahyr aurait bien dégagé cet importun d’un revers de la main, mais l’inconnu parvint à détourner son intention de l’épice si recherchée. Ce mec avait un contrat à lui proposer ? ça payait toujours beaucoup mieux que la cantina. Alors il ravala sa mauvaise humeur.

- Donnez-moi une minute et je suis à vous.

Il acheta un bon sac d’herbe, puis revint vers son potentiel client.

- Suivez-moi.

Il l'entraîna à l’écart de la foule, en dehors du marché.

- Je vous écoute.

Définitivement un gars du métier. Il ne viendrait pas à l'idée d'un petit artisan ou d'un mécano de s'éloigner des oreilles indiscrètes pour parler affaires. Pas né de la dernière pluie acide, le bougre. Torn embraya, glissant une main nonchalante dans sa poche : "Pour combien êtes vous prêt à prendre une vie ?" Le ton de la question tranchait avec l'indifférence de son expression. Il détaillait le mi-Telun du regard.

Comme beaucoup ici, ce client ne passait pas par quatre chemins.

- Tout dépend de la nature et de la difficulté du contrat. Il me faut la race, l’environnement, les aptitudes de la cible. Je ne donne pas dans la torture. Je préfère les exécutions rapide. Ce sera 30% payé d’avance et le reste après.

Le ton était clair et strict. Tahyr se mettrait à marchander le jour ou l’Alpha perdue serait retrouvée !

Le genre catégorique et efficace, aussi. En tout cas, s'il fallait en croire la rumeur. Trois pilleurs d'épaves locaux avaient disparu du jour au lendemain, et le cornu était le principal suspect. L'agent tiqua lorsque la torture fut mentionnée. Mercenaire, mais pas cruel. Mais pourquoi mercenaire, d'ailleurs ? Il retint momentanément les questions qui lui brûlaient les lèvres, et tâcha d'amadouer la cible. "Et si nous allions pinailler sur les détails devant un bon repas ? À mes frais, bien entendu." 31% d'avance, c'était mieux que 30.

Tahyr avait tendance à se méfier des offres trop alléchantes. L’homme se vantait de sa richesse et maintenant ça ? Si ce n’était pas pour obtenir une ristourne, alors ça retenait son attention. Car qui voudrait chercher à se rapprocher plus que nécessaire de l’homme qu’il engage pour en tuer un autre ? Sur ses gardes, mais avec la nécessité de se faire un extra, il fini par accepter. Un bref hochement de tête plus tard, il suivait l’inconnu vers le lieu de restauration le plus proche. Comme c’était offert, il se fit plaisir et commanda un repas consistant, avec de la viande, et surtout une bonne chope de bière.

Il avait passé les trois derniers jours à satisfaire ses envies de nourriture grasse, aussi se contenta-t-il d'une étrange préparation locale à base de cornichon et de piments bariolés et biscornus. Une longue gorgée d'un cocktail tout aussi étrange fit passer l'aigreur du plat. "Je me suis laissé dire que vous étiez plutôt bon, dans le genre. Qu'est-ce qu'un... expert comme vous fait au milieu de nulle part ?" Son sourire distant ne quittait pas son visage, comme s'il avait l'habitude de discuter avec des tueurs autour d'une boisson fraîche. C'était partiellement vrai.

Et bien, il ne s’attendait pas à une telle pluie de compliment. C’était l’avantage du bouche à oreille : clients content, client qui recommande. Pour autant, Tahyr ne se laissa pas si facilement amadouer. Ils étaient là pour parler du contrat, pas de lui. Il éluda la question d’un haussement d’épaules.

- C’est une bonne planète pour travailler. Dites m’en plus sur ce qu’il vous faut, je vous dirais ce que je peux faire.

Oui, indubitablement, mais les contrats les plus juteux ne se négociaient pas dans les ramassis d'habitations isolés comme celui-ci. Torn décida de jouer cartes sur table. En quelque sorte. "Mettons qu'il s'agisse d'un desperado, Telun, taille moyenne, armé tout le temps. Passé très trouble, d'aucuns diraient inexistant même. Combien pour un gars comme ça ?" Il n'y avait ni menace ni sous-entendu dans la voix, simplement la curiosité du consommateur considérant ses options.

Tahyr se concentra pour évaluer la situation. Un Telun, donc un homme intelligent. Habitué aux armes et armé en permanence. Un passé qui pouvait faire penser qu’il avait été membre d’une quelconque organisation, voir de l’AAG… Un contrat risqué.

- C’est assez maigre comme informations… Plus j’en sais, mieux ce sera. Son âge. Le type d’armes qu’il possède. Pour quoi est-il connu. Mais pour un type comme ça, pas moin de 10K crédits.

Il hésita un peu avant de poser la question suivante. Nombre de clients l’envoyait sur les roses quand il la posait. Certains en faisaient même toute une montagne .

- Pourquoi doit-il mourir ?

Il fit claquer sa langue. Minute, mister mystère. Il n'était qu'informateur. Lorsqu'il fallait zigouiller quelqu'un, faire disparaître un grain de sable gênant dans les rouages du sacro-saint Commerce, on faisait appel à des pros. Des agents bien mieux entraînés et armés que ne le serait jamais Torn. "Mourir ? Ce n'est pas encore à l'ordre du jour. Mon... employeur veut juste en savoir plus sur Tahyr. L'ordre de tuer n'arrive jamais avant quelques semaines. Vous savez comment c'est, la bureaucratie."

Tahyr se figea une seconde, avant de reprendre son geste aussi naturellement que possible et reposer sa choppe sur la table. Il avisa son client avec méfiance. Se moquait-il de lui ou n'avait-il réellement aucune idée de qui il était ? Il décida de jouer la prudence.

- Et bien en général, c'est pour ça qu'on fait appel à moi. De quelles genre d'informations avez vous besoin ?

Il leva la main vers la serveuse pour attirer son attention, commander une autre pinte et un bol de sucreries pour l'accompagner. S'il devait mourir aujourd'hui, autant avoir un des gouts réconfortant de son enfance sur la langue.

"De toutes les informations que vous pourrez me donner." On déposa devant eux un récipient débordant, où Torn préleva une bille acidulée qu'il fit jouer sur ses phalanges avant de la catapulter dans son gosier. "Ce type est une énigme." Il fit glisser son index sur son bracelet et projeta une version holographique du dossier sur la table. "S'il intéresse mon employeur, c'est que ce doit être quelqu'un. Mais la paperasse me dit que j’ai affaire à personne. Je suis venu combler les trous." Les yeux du Tahyr holographique les dévisageaient.

Tahyr se regarda une seconde, figé, alors qu'il portait une douceur à sa bouche. Merde. Il serra les dents alors que son pouce n'avait pas quitté sa bouche et se mordit. Merde ! Il sursauta -ce qui eu le mérite de le sortir de son immobilité- et grimaça au gout de son propre sang -il n'était pas cannibale. Il se rinça le gosier à la bière. Il était tendu, sa crispation se voyait dans ses gestes.

- Pour qui vous travaillez ? Qui veut des...

Et puis il tilta. Un dossier effacé ? Sur ses gardes, son ton se fit agressif. Il était aussi lisible qu'un livre ouvert. En colère.

- Vous êtes de l'AAG ?!

C'était à prévoir, évidemment. L'exclamation du Telun attira l'attention des autres consommateurs, et plusieurs mains se glissèrent sous la table, prêtes à dégainer blasters, armes à feu et brosses à dents affûtées. L'AAG n'était pas exactement l'institution la plus respectée des environs. Torn chercha à calmer le jeu : "Je dirais que ça dépend des endroits et des moments. Quand il faut toucher ma solde, pour sûr, je suis de l'AAG. Mais si tu me posais la même question, attaché sur une chaise avec un rebelle qui déballe des pinces coupantes en face de moi, je répondrais probablement que je suis juste quelqu’un d'un peu trop curieux."

Quelqu’un de curieux. Tahyr n’était pas satisfait de cette réponse. Mais en attendant d’en savoir plus, il lui laissa le bénéfice du doute. Il lança quelques regard entendus autour de lui et se détendit lui même, ce qui apaisa l’atmosphère.

- Que veux tu alors ? Je n’ai plus rien à voir avec eux depuis longtemps. Ce n’est pas pour rien s’ils m’ont effacés. Ils ne veulent plus entendre parler de moi et c’est réciproque.

Il restait méfiant. Soit son dossier avait réellement été effacé, soit il était bloqué aux basses strates de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, en parler ainsi pouvait être une stratégie de la part de cet homme.

"S'ils m'ont mobilisé, les gros bonnets doivent avoir une bonne raison de rouvrir le dossier. Peut-être que quelqu'un veut faire un peu de ménage." Autour d'eux, le brouhaha des conversations avait repris de plus belle. "Selon la base, le dossier existe depuis des années. Quelqu'un aurait pris la peine de te ficher, pour ne rien mettre dedans pendant 10 ans ? Improbable." Torn soutint son menton de son poing fermé, contemplatif. "Si tu veux vraiment disparaître de leur radar, il va falloir me donner un os. Une histoire qui vaille le détour." Il souriait toujours.

Faire le ménage, ça, c’était son oncle. Quelqu’un qui aurait gardé son dossier actif ces 10 dernières années ? Plus probablement son père. Ils n'auraient pas juste pu l’oublier définitivement ?! Ce n’est pas comme s’il avait quelconque influence ou informations compromettantes sur eux.

- Tu n’as qu’à leur dire que je suis mort et que quelqu’un usurpe mon identité.

Tahyr haussa les épaules, peu convaincu qu’une manœuvre aussi grossière fonctionne. Mais le plus étonnant dans tout ça restait le soldat en face de lui, qui ne cherchait même pas à accomplir sa mission.

- Et toi, que gagnes-tu à… ne pas dévoiler que tu m’as trouvé ?

"Peu de chance qu'ils mordent, ils voudront certainement interroger celui qui se fait passer pour toi. Mais si c'est réellement ton souhait, je peux t'arranger une disparition plus... convaincante." Torn termina son verre. Le Telun s’interrogeait sur ses motivations. Ce qui était loin d'être infondé, comme cheminement de pensée. "J'y gagne... un allié potentiel. Tu n'es ni un toutou en uniforme, ni un ahuri de rebelle. Ça te rend plus intéressant que 95% des personnes avec lesquelles je travaille."

Le raisonnement se tenait. Et Tahyr était plus enclin à croire et à compatir avec un simple soldat qu’avec un gradé de l’AAG. S’il n’était pas trop idiot -et franchement, ça avait l’air d’être le cas-, cette humain savait où était son interet et demi-Telun se surpris à prendre confiance en son récit.

- D’accord. Alors arrangeons ça. Ma disparition. Je veux sortir de leur radar. Pour de bon. Qu’est ce que tu proposes ? Et que veux tu en échange ?

"Il n'y a pas 36 façons d'échapper au fichage. Il faut leur donner une preuve que le fichier doit être fermé pour de bon." La complication -il y en avait toujours une- c'était que lui-même ne pouvait pas modifier le dossier. Torn joua un moment avec son bracelet, faisant disparaître l'hologramme. "Disons que si on parvient à te faire passer incognito, je pourrais être amené à te demander un petit service. Une broutille." Il se leva, rajusta son col. "Rendez-vous d'ici deux heures, dans le quartier de charme. Viens armé." Il quitta la table sans plus de précision. Dans sa tête, ça faisait inspecteur cool de film noir.

Un petit service. Une broutille, disait-il. Cette révélation eut au moins le don de faire remonter en flèche la méfiance de Tahyr.

- Bien, répondit-il simplement au soldat.

Lui dire de venir armé était inutile. Il était toujours armé. Sans chercher à glaner davantage d’information sur le lieu choisi pour le rendez-vous, il s’y rendit donc deux heures plus tard, supposant que l’homme saurait le retrouver. Une fois sur place cependant, il n’était pas le plus à son aise. C’était un quartier qu’il ne fréquentait pas. Jamais. L’étalage de nudité, de propositions, les interpellations qu’il recevait et la faune environnante le rendait nerveux.

Adossé à un comptoir crasseux, une main sur l'épaule d'une charmante créature, l'autre sur la cuisse d'un charmant créatur, Torn repéra le Telun de loin. Il semblait autant à sa place qu'une tondeuse à gazon sur une comète gelée. L'indic' se leva donc, lâcha quelques crédits pour la compagnie et les consommations avant de se mettre à marcher légèrement en retrait de son contact. "Ne te retourne pas." Dans le brouhaha ambiant, on ne pouvait espionner leur conversation. "Tu as de quoi descendre quelqu'un sur toi ?" Drôle de question à poser à un mercenaire, mais mieux valait s'en assurer avant que les choses ne s'accélèrent.