Patya se faufile dans une ruelle au pas de course. Sans ralentir, il tourne au coin et manque de renverser un passant et son violon. Il s'excuse platement, s'assure que tout va bien, salue d'un petit geste et repart en courant, son paquet bien serré sous le bras.

En ce début d'automne, il fait encore doux, son pull lui tient trop chaud. Les joues rouges, il grimpe un escalier quatre à quatre et longe une passerelle à fond de train. Le métro passe comme un fou à sa droite, mais il l'ignore. Il file à l'opposé et s'arrête devant une entrée où il sonne avant d'être avalé par le bâtiment.

Quelques minutes plus tard, le revoilà. Il jette un œil à sa montre et part en direction du chantier. Voilà pourquoi il aime cette course. Le client n'est pas seulement à deux pas de la future cathédrale, il est aussi réglé comme du papier à musique. Patya va pouvoir profiter chaque semaine des avancements des travaux. C'est ma bonne étoile, pense-t-il en arrivant devant le Mémorial.

Il ne vivait pas encore à Moscou lors de l'attentat. Sa famille s'était beaucoup inquiétée pour son frère aîné dès que la nouvelle avait atteint le village. Le télégramme avait rassuré tout le monde, mais le choc n'en était pas moindre. Après son arrivée, Patya avait mis des mois pour aller s'y recueillir. Voir les blocs de pierres éparses et les gerbes de fleurs un peu partout avait eu sur lui un impact bien plus grand que les photos des journaux.

Patya trimballe maintenant son pull sous le bras. Il déambule parmi les badauds, mais garde les yeux rivés sur les ouvriers. C'est impressionnant, tout ce qu'ils trimballent d'une machine à l'autre. Il y a des engins partout et ça fait du bruit. Les hommes crient par-dessus le tumulte et le brouhaha de la foule de curieux. Patya reste aussi longtemps que possible, mais il a d'autres courses à faire. Il regarde sa montre à regret et repart en courant.

Inconscient de ce qu'il se passe loin au-dessus de sa tête, Patya ne se préoccupe que de sa course. Tenant son pull à bout de bras, il accélère en arrivant dans une plus grande artère où les piétons sont moins proches les uns des autres. Au carrefour suivant, il ralentit brièvement pour laisser passer une voiture qui pétarade puis reprend de la vitesse, saute par-dessus une bouche d'incendie pour éviter un chien et emprunte une passerelle en arrivant près de la Moskova.

Patya a traversé la rivière et continué tout droit sur deux pâtés d'immeubles. Il tourne maintenant à gauche, évite un cheval, et maintient son rythme jusqu'au carrefour suivant, qu'il traverse sans s'arrêter.

La patience est toujours récompensée, paraît-il. Une semaine tout pile plus tard, Patya est de retour dans le quartier de la cathédrale. Comme la fois passée, il arrive avec son paquet sous le bras, au pas de course, et grimpe la passerelle qui mène chez son client. Il est à peine essoufflé. Vêtu d'un pull plus léger, il apprécie la fraîcheur qui lui pince les joues. C'est la température idéale pour courir sans avoir à se déshabiller.

Comme toutes les semaines, Viktor est assis à son poste d'observation favori, les jambes se balançant dans le vide. Il ne met que quelques secondes à repérer le livreur qu'il a coursé la semaine passée. C'est que, maintenant, il observe presque autant la foule que le chantier. Heureux que leurs chemins se croisent à nouveau, Viktor bondit avec énergie à la rencontre du garçon, courant sur les toits juste au-dessus de lui, projetant son ombre sur les pavés.

Patya longe la passerelle, aussi aveugle aux signes que concentré sur sa tâche. Il s'engouffre dans l'immeuble après avoir sonné et en ressort quelques minutes plus tard, les mains libérées. Comme la première fois, il dévale l'escalier pour retrouver la terre ferme et file droit vers le chantier.

Viktor s'est accroupi au-dessus de la porte par laquelle a disparu le livreur, incertain. Est-ce qu'il l'attend ou pas ? Heureusement il ressort quasi immédiatement et sur une inspiration, Viktor le siffle avec bonne humeur.

Eh ! T'es rapide ! Une p'tite course, ça t'dit ?

Patya lève les yeux par réflexe. Il ne s'attend pas à ce que l'invitation soit pour lui, aussi sursaute-t-il en croisant le regard du garçon.

Q-quoi ? bredouille-t-il.

Une course ! répète Viktor sans se démonter, crânement accroupi tout au bord du toit. J'te vois souvent passé, et tu cours vite ! Et y s'trouve que moi aussi. Donc... j'me disais qu'un p'tit défi ça pourrait t'plaire.

Interloqué, il ne répond pas tout de suite. Déjà qu'est-ce qu'il fait sur la corniche comme ça, cet hurluberlu ? C'est autorisé, ça ? C'est à dire que je travaille, là. À moitié une excuse. Le garçon est avenant et cette histoire de course, ça l'intrigue. Ceci dit... Il est perché sur un toit, oh !!! Faut redescendre les pieds sur terre, c'est dangereux !

Viktor fait la moue en haussant les épaules, faussement fataliste. Ce gars est trop sérieux.

C'dommage pour toi.

Il se redresse et fait quelques pas le long de la corniche, mains nonchalamment enfoncées dans les poches, ne pouvant pas résister à l'envie d'en mettre plein la vue au livreur avec ses talents d'équilibriste.

Eh ben, j'te r'tiens pas hein.

Il sourit à nouveau, espiègle mais concentré sur les mouvements du garçon. Lui prévoit bien de la faire, cette course.

Le cœur de Patya balance. Il pourrait tout aussi bien retourner au boulot, qu'est-ce qui empêcherait l'autre de le talonner ? Et quelle genre de course veut-il faire, d'abord ? Va-t-il rester sur sa corniche ? Patya jette un regard sur la passerelle sur laquelle il se tient puis regarde Viktor par en-dessous. Un sourire discret se dessine sur ses lèvres juste avant qu'il ne parte comme une flèche. La curiosité est trop forte et rien ne l'empêche de partir en direction de l'imprimerie, de toute façon. D'une pierre deux coups. La beauté du non-choix.

Un sourire exhalté transforme l'expression de Viktor alors qu'il fonce à la poursuite du livreur. Pas si sérieux que ça finalement, le garçon ! Tant mieux !

Cette fois, Viktor sait où il va alors il s'autorise à prendre des raccourcis alors que le livreur est obligé de se frayer un chemin dans la foule, en bas. C'est donc lui qui arrive en premier à la grande avenue qui lui avait fait perdre tant de temps la dernière fois. Redescendant dans la rue, il s'adosse nonchalamment à un lampadaire pour attendre son adversaire.

Patya déboule dans l'avenue et s'arrête net en voyant Viktor. Il lève les yeux vers les toits, regarde derrière lui, puis revient à l'équilibriste. Il a bien envie de lui demander s'il a volé, pour arriver si vite ici, mais ce n'est jamais prudent de faire des allusions, même vagues, à la zootropie. Impressionnant, dit-il simplement. Comment t'as fait ?

Viktor essaie de prendre l'air humble, sans trop de réussite. C'est qu'il est flatté par les commentaires du livreur.

Oh t'sais, c'pas grand chose, 'suffit d'avoir l'habitude.

Il ne développe pas, peu désireux de partager ses secrets. Et puis l'autre a sans doute pas envie de savoir qu'il l'avait déjà espionné. A la place, il se redresse pour proposer d'un air de défi :

Une deuxième manche, ça t'dit ?

Patya ne réfléchit pas longtemps. Il a beau aimer courir toute la journée, c'est très monotone. Il connait la ville par cœur et a l'impression de prendre toujours les mêmes chemins, même si les courses sont très variées. Il est complètement emballé à l'idée d'y ajouter un ingrédient supplémentaire : la compétition ! Un petit sourire déforme le coin de ses lèvres. Quand tu veux, répond-il.

Viktor rigole de bon coeur, moqueur.

Ben non, quand toi tu veux idiot, j'sais même pas où on va ! Tant qu'à faire, autant qu'on aille pas à l'aut'bout d'la ville d'là où tu dois aller bosser.

Il hausse les épaules, presque embarrassé de se montrer prévenant.

Patya plisse les yeux. C'est moi, qu'tu traites d'idiot ? Il est pas vexé du tout, il fait genre parce que ça le fait marrer. Et parce qu'il sent qu'il peut, avec ce type-là.

Hoho ! Monsieur se vexe, hein ? réplique Viktor en faisant la moue, croisant les bras l'air de dire "Il faut pas grand chose". Mais ses yeux pétillent d'amusement quand il ajoute : C'tait affectueux.

Affectueux, hein ? se plaint-il sur le même ton désabusé, le coin de ses yeux plus plissé que jamais. On va voir qui c'est, l'idiot... Il lance un regard sans équivoque à Viktor et après une seconde pour laisser le temps à l'autre de comprendre ce qu'il s'apprête à faire, il part comme une fusée.