Rappel du premier message :



C'est le bruit d'un caillou dégringolant la pente qui fit sortir Nork de sa torpeur. Il s'était adossé à un gros rocher en contrebas du sentier, le volume ouvert dans sa gigantesque paume, une plume quasiment neuve ornant sa dextre. Il prit conscience qu'il n'avait rien écrit depuis un moment, absorbé par le paysage et les reflets du couchant sur les montagnes. Se redressant, il lança vers la corniche qui le surplombait :
"Hola, pas jeter de pierre sur Nork, Nork avoir oublié casque ce matin !"

Il avait perçu les grincements du bois usé par les voyages, et le bruit régulier de sabots. Une charrette, peut-être. Mais qui pouvait bien rouler par ici, à des lieues et des lieues de la première auberge ? Son estomac émit un roulement semblable à celui du caillou. Il venait d'imaginer une auberge en détail, cochon de lait tournant sur la broche compris.

« Allez, du vent ! », renchérit Aisling, enhardie par la vue des gobelins qui fuyaient de toute la vitesse de leurs petites jambes vers les montagnes. « Je pense qu’ils ont compris le message », tempéra Moira. La présence d’un jeune orc comme passager était une aubaine, car elle aurait été bien en peine de dégager le chemin elle-même.

C'est un orc en nage qui se hissa de nouveau aux côtés de Moira. Il frotta ses mains contre sa veste déchirée, dans l'espoir d'en chasser les échardes. Coulant un regard amusé vers la cochère, il s'autorisa une boutade : "Moira puissante sorcière, mentir à Nork depuis le début !" Il plissa le nez, singeant une incantation, agitant ses longs bras. "Gobelins, maintenant... courir !" On se faisait toute une montagne des embuscades, mais ça n'était pas si terrible.

Et en plus leur passager avait de l’humour ! Que demander de plus ? Moira renchérit immédiatement : « Malheur, me voilà démasquée ! Treeemble, pauvre mortel, car je suis une méchante sorcière cannibale qui enlève les pauvres voyageurs sans défense ! » Elle clôtura ensuite sa tirade d’un rire maléfique qu’elle avait perfectionné à force de lire des contes de fée à ses enfants et petits-enfants. Car non, tous les livres dans sa carriole n’étaient pas forcément des traités sérieux et indigestes.

Une lueur de crainte presque pas feinte passa dans le regard de l'orc, mais il la chassa bien vite. Il s'employa à sortir les pensées superstitieuses de son esprit. Il devait conserver son sérieux et sa rigueur s'il voulait un jour achever sa quête. Il ne fallait pas craindre les sorcières, après tout, elles pouvaient très bien l'aider à en apprendre plus sur le monde ! "Moira faire quoi, sur les routes, à part effrayer brigands ?" Il tâchait de se racheter une contenance.

« Je mène ma barque de rivière en rivière à la recherche d’aventures palpitantes. » « Et en langage normal ? », railla Aisling. Moira leva les yeux au ciel, faussement exaspérée. « Je vais là où les routes me mènent, je n’ai pas vraiment de but précis ou de destination prédéfinie. »

Toujours sur les routes, ça avait le mérite d'être exaltant. Mais ne finissait-on pas par s'ennuyer, à toujours aller ailleurs, sans jamais rentrer à la maison ? Nork secoua la tête. Il devait aussi chasser ce mal du pays, s'il voulait tenir plus de quelques mois seul. "Avec bâton parlant et petit lézard, route doit sembler moins longue" remarqua-t-il. Il se tourna vers la canne, hésitant à l'idée d'adresser la parole directement à un objet. "Toi... être personne coincée dans un bâton ? Ou juste bâton pipelette ?"

« Je suis pas un lézard, je suis un dragon ! » - « Bâton pipelette ? Je suis une canne, pas un vulgaire bâton ! » Les cris outrés de ses deux compagnons de voyage se chevauchaient, empiétant sur l’intelligibilité de l’un et l’autre. Moira, elle était très amusée par la tournure que prenait la discussion.

Tandis que les deux partis offensés piaillaient dans les oreilles de Nork, il se mit à griffonner de plus belle. Il nota quelque chose sur la susceptibilité des bâtons ensorcelés, et sur la taille des dragons, que les contes de son clan avaient visiblement grandement surestimée. Une cane ? Il avait déjà lu ça quelque part...
"Donc... toi avoir été femelle canard avant de devenir bâton ? Sortilège très complexe."

« Pardon ?! » La réaction outrée de ladite ex-femelle canard déclencha un crise d’hilarité chez Moira et Pim. Une fois son fou-rire un peu sous contrôle, la guérisseuse fournit les explications à son passager. « Désolée, l’image d’Aisling en canard bavard était amusante. Mais par ‘canne’ dans ce contexte, on veut dire un bâton sur lequel quelqu’un peut s’appuyer. Et tu as raison : le sortilège qui lui a donné la parole et une conscience est plutôt complexe. »

Ils échangèrent encore sur des lieues et des lieues, que la monture magiquement dopée avalait rapidement. La canne lançait des piques et Nork se surprenait lui-même à décoder de plus en plus efficacement ce qu'elle appelait sarcasme. Il écoutait tout ce que l'herboriste avait à dire avec une telle avidité que ses prises de notes s’espacèrent. Assurément, cette humaine avait beaucoup vu du pays. Ils longeaient à présent un petit lac, et le ciel était devenu bien sombre. "Nous peut-être mieux passer la nuit ici ? Orcs pas être nyctolapes." Encore un mot qu'il était très fier de connaître.

Il apprenait vite, ce jeune orc. Et il réagissait plutôt bien à la langue acérée d’Aisling (Pim, pour sa part, était ravie qu’elle change de victime pour le moment). À sa suggestion de camper au bord du lac pour la nuit, Moira corrigea automatiquement le mot mal prononcé. « Nyctalopes. » Un réflexe de mère (et grand-mère) qui avait la vie dure. Elle arrêta Ninian et descendit de la carriole pour la dételer, Aisling en main et Pim blotti dans ses cheveux.

Nyctalopes. Il répéta le mot mentalement jusqu'à ce que l'enchaînement de syllabes lui soit familier, puis il remercia l'herboriste d'un signe de tête. L'orc banni descendit du véhicule et se mit en quête de branchages secs pour faire démarrer le brasier de ce soir. Il tira ensuite de son sac le nécessaire pour allumer un feu, avant de se frapper le front en avisant le dragonnet sur la tête de l'humaine. "Petit lézard savoir cracher petit feu ?"

Comme il était pratique d’avoir un compagnon de voyage qui anticipait les besoins de la soirée et rassemblait du combustible de son propre chef. Aisling et Pim avaient de nombreuses qualités, mais ils étaient bien incapables de remplir cette tâche. Et en parlant de Pim, il répondit tout excité à la question de l’orc : « Oui ! » « Pim ! Pas d’ici ! » Elle n’avait aucune envie de finir les cheveux roussis, merci bien.

Le reptile avait pépié par l'affirmative, aussi le peau-verte disposa les branchages de manière à créer une petite pyramide sur laquelle il n'aurait qu'à... Souffler ? Cracher ? On avait rarement le temps d'analyser les mouvements de glotte face à un torrent de flammes. En bon chercheur, Nork dégaina donc une fois de plus le lourd volume pour y consigner quelques observations, en marge de la page nouvellement accordée aux dragons. "Dès que toi vouloir !" Plume immobile, parée à griffonner.

Une fois Ninian dételée et libre de brouter tout son saoul, Moira s’approcha de l’ébauche de feu de camp et laissa Pim voleter à terre. Il bomba le torse et souffla la plus grande flamme dont il était capable. Ce qui, vu son âge et sa taille, était environ équivalent à celle produite par un briquet de poche en fin de vie, et s’accompagna d’un son ressemblant fort à un minuscule éternuement. Heureusement pour l’amour-propre du petit dragon, cela suffit à enflammer les plus fines brindilles. Moira protégea le feu naissant de ses mains pour éviter que le vent ne l'éteigne et souffla doucement pour l'attiser.

Fort impressionné par le déchaînement de puissance pyrotechnique, Nork referma son ouvrage après y avoir ajouté ses observations. Il s'installa près du brasier naissant, effectuant un peu de tri dans ses maigres possessions. Il avait appris tant de chose en une seule journée... à ce rythme là, il ne doutait pas de sa capacité à rassembler tous les savoirs du monde dans sa besace en moins d'une lune. Il tira de ladite besace un paquet qui contenait de la viande séchée à l'origine douteuse.

Une fois que le feu eut bien pris, Moira sortit de son paquetage une casserole qui avait clairement bien vécu et de la viande et des légumes à y faire mijoter. Avisant la pitance peu engageante de son compagnon de voyage, elle proposa : « Il y a assez pour que tu manges avec nous si tu veux. Ca te permettra d’économiser tes provisions. »

Il accepta volontiers. Laissant de côté sa ration, il proposa de participer à l'élaboration de leur souper. Mais sa nature de savant reprit bien vite le dessus, et il passa davantage de temps à noter les quantités exactes employées par l'herboriste qu'à vraiment apprendre à cuisiner. Et si l'exactitude du système de mesure orc laissait à désirer -truc orange : une poignée... truc vert/jaune : une plus petite poignée...- il était certain de pouvoir s'entraîner plus tard pour reproduire le délicieux bouillon qui fumait maintenant dans son écuelle. "Bon ah-petit !" lança joyeusement Nork.

L’intérêt et l’enthousiasme du jeune orc amusèrent Moira autant qu’ils lui firent chaud au coeur. Cuisiner pour d’autres était toujours plus agréable que pour soi-même uniquement (et quelques bouchées pour un minuscule dragon). « Pareillement ! », répondit-elle. Pim, lui, ne s’était pas fait prié et avait déjà entamé sa part.

La nourriture lui rendit des forces, et il se laissa bientôt glisser dans une douce indolence, soucieux de préserver ses forces pour le lendemain. La conversation valsait, rebondissait, la nuit avait un parfum de langueur et de camaraderie. Le jeune banni laissa de côté sa soif de savoirs et ses lunettes pour profiter pleinement de ses interlocuteurs. Il n'avait pas badiné ainsi depuis... il n'avait jamais badiné ainsi. User de la parole sans but précis, juste pour le plaisir de la conversation, voilà bien un loisir auquel il aurait pu prendre goût...

Ravie de la compagnie et de voir son compagnon de voyage se détendre, Moira profita pleinement de la conversation. Et, miracle, même les piques d’Aisling restèrent dans les limites du tolérable. Pim, lui avait comme toujours une liste sans fin de questions pour le plus récent (et éphémère) membre de leur petite troupe. Une soirée normale, en somme.

Lorsque Nork rouvrit les yeux, l'aube était encore loin, et il distinguait à peine la silhouette de la carriole dans le halo mourant des dernières braises. Il rangea en silence ses affaires, puis se coula vers le véhicule, aussi discrètement qu'il était orquement possible.

Il s'éloigna, laissant derrière lui une feuille volante, qui figurait des croquis de cannes, de canes, et de dragons. Au milieu de ces dessins, un court orcticle : "Nork être orc reconnaissant pour bon repas et bonne compagnie. Souvent marcher seul, mais bonne mémoire, alors pas oublier amis d'un jour."