L'enfant traînait des pieds. La route était sèche mais ses pieds ne soulevaient que peu de poussière. Il faisait pourtant tout pour. Le brouhaha incessant de la ville n'était quasiment plus audible. Il s'éloignait de l'activité humaine.
Son visage gardait depuis longtemps un air renfrogné. Il déambulait de son pas désabusé, que l'on devinait sans but. Il se massait la joue. Une auréole noirâtre se formait sur sa pommette, bien trop sombre sur sa peau bien trop pâle.

Vêtu de vêtements devenus trop petits avant d'avoir pu s'user, l'enfant était livré à lui-même. Le soleil commençait à faire rougir sa peau, il ne semblait nullement s'en soucier. D'autres marques étaient visibles là où le tissu se retirait, certaines étendues, d'autres tirant sur le vert ou le violet. Il ne s'en préoccupait pas plus. Il marchait droit devant. Sans s'arrêter. Pourtant son regard était partout. Il ne cessait de scruter les alentours. Prêt à courir au moindre danger.

Une ombre immense soulagea sa peau exposée de la brûlure qui menaçait. Elle le força surtout à lever les yeux. Car il n'y avait rien à l'horizon. Aucun arbre, aucune bâtisse. L'enfant en perdit l'équilibre. Trébuchant, il se retrouva le derrière sur les cailloux, ouvrant ses yeux noirs sur l'ombre qui approchait. Le dragon venait droit sur lui.

Initialement, Neraussirvaeriiks voulait simplement se rafraichir dans le lac "non loin" (vu la distance qu'elle pouvait parcourir en un seul battement d'ailes, c'était relatif) quand elle a aperçu une toute petite silhouette traînant sur la route. Oh elle aurait pu passer outre et vaquer à cette eau fraiche qui lui faisait envie mais le doute l'eut pris : et si c'était un juvénile perdu ? Histoire de s'en assurer une fois pour toute, la dragonne entama sa descente pour atterrir dans un nuage de poussière (encore une chose qu'elle détestait à la saison sèche...).

Pour la poussière, il était servi ! Ses poumons crièrent aussitôt leur désaccord, ne laissant aucune autre initiative à l'enfant. Sa quinte de tout passée - et le nuage de poussière redéposé - il leva à nouveau les yeux vers la forme démesurée qui lui cachait le soleil. Son long cou semblait vouloir tendre vers lui, et il recula par réflexe, écorchant ses mains sur les cailloux. Pourtant les émotions qui se succédaient sur son visage ne laissaient pas vraiment de place à la peur.

Si elle s'approchait de lui, sa gueule pouvant aisément l'avaler tout rond, c'était pour s'enquérir de son état. "Cesse, tu vas te faire du mal" lui intima la dragonne, sentant le sang du juvénile plus qu'elle le voyait. La voix restait douce et hormis sa taille massive (et les dents...), rien de vraiment dangereux émanait d'elle. Un nouveau souffle d'air provenant de ses naseaux -et étrangement frais- secoua les mèches blanches alors qu'elle continuait son inspection.

Clignant des yeux, il cessa de reculer. Le regard ouvert, il resta immobile, le souffle coupé. Il n'était pas tétanisé, il paraissait simplement... surpris. Qu'un être de cette taille s'arrête devant lui, que ce même être lui adresse la parole, ou encore que la voix portée paraisse presque maternelle. Les raisons ne manquaient pas.

Vous êtes...

Elle dût se reculer pour avoir une meilleure vision du petit être. Ses grands yeux ambrés se fermèrent également un bref instant puis un grondement amusé fit vibrer sa gorge. "Je suis Neraussirvaeriiks d'Islingdwell" se présenta la Dame Blanche, ignorant ce qu'il voulait dire ou savoir. "Et toi ?"

Bouchée bée, il se rasséréna enfin et la referma. Lentement, il frotta ses paumes endolories l'une contre l'autre, les débarrassant sommairement de la terre qui les maculait. Il se releva, avec la même prudence. Il n'avait pas quitté le dragon, ou plutôt son museau, ou encore la perspective de ses yeux, trop immense pour le considérer dans son entier, du regard.

Je suis S...

Il secoua la tête, et donna un coup de pied dans la poussière, couvert par ce qui n'avait de chaussure plus que le nom. Il releva les yeux, un air déterminé autant qu'effronté accroché au visage.

Satel. C'est mon nom.

Un orc adulte aurait le même geste, Neraussirvaeriiks se serait soudainement mise sur ses gardes, prête à décoller. Mais pour la frêle chose devant elle, elle le mit sur le compte de sa jeunesse. Son propre frère avait souvent besoin d'affirmer son autorité quand ils étaient petits (puis le bougre l'avait rapidement dépassée en taille). "Enchantée Satel. Où vas-tu donc seul sur les routes ? Les bipèdes juvéniles n'évoluent-ils pas en groupe ?"

L'enfant se renfrogna.

Je suis seul. D'autres mots semblaient vouloir venir, mais il se ravisa. Et c'est très bien comme ça.

Sa paume revint frotter sa joue, souvenir visible de ce qui arrivait lorsqu'il n'était pas 'seul'. Il considéra le dragon, toute forme de crainte ou de surprise évaporée. La curiosité prenait pas sur la méfiance. Il pesait néanmoins ses mots.

Pourquoi un dragon s'intéresse à... moi ?

La peau écailleuse de son chanfrein se plissa. "Car tu me sembles encore jeune pour évoluer seul sans protection. Où est ta mère Satel ?"

L'inspiration qu'il prit trahit une réponse spontanée qu'il tut. Il pinça les lèvres, trop brusquement pour que l'on ne puisse interpréter une certaine frustration. Son visage désormais fermé manifestait un sentiment bien plus fort.

Ca n'existe pas.

Se détournant d'un coup, l'enfant commença à s'éloigner.

Une queue blanche se posa devant son chemin, à quelques mètres, et une aile striée de cuivre l'enveloppa délicatement comme un abri sûr. Le soleil dessinait un délicat tableau à travers la membrane fine, entre les veines que l'on devinait et les motifs rayés. "A quand t'es-tu réellement bien nourrit ? Ou dormit en sécurité ?"

Son chemin entravé, l'enfant s'arrêta. Il regarda l'aile de la dragonne se positionner au dessus de lui, créant des reflets que même ses yeux entêtés ne pouvaient qu'admirer. Il ne protesta pas. Pas plus qu'il ne tenta de forcer le passage. Il écouta les questions avec une attention bornée, et elles le plongèrent dans une réflexion qui dura bien trop longtemps. Son visage se décomposait peu à peu, avec une sincérité qui rendait son silence particulièrement éloquent.

"Viens avec moi Satel. Ce soir tu mangeras à ta faim et dormiras sans crainte sous le ciel noir." La queue blanche traîna sur le sol devant lui quand la dragonne se retourna, gardant le juvénile sous son aile. "Peux-tu encore marcher ?" lui demanda-t-elle, le lac qu'elle avait vu pouvait être long à atteindre pour de si petites pattes.

Jamais.

La réponse vint tardivement mais permit à l'enfant de retrouver son aplomb. Il frotta l'extrémité de son oreille. Elle dépassait de sa chevelure et se teintait d'écarlate. Il ne le voyait pas mais grimaça au contact. Le silence n'eut pas l'occasion de s'installer. Le dragon avait parlé, et lui se redressa, d'un air morgue et fier.

Je peux marcher !

Il fixa l'œil cuivré avec défi, avant de se détourner en croisant les bras.

Je n'ai pas besoin d'aide.

La gorge vivra de nouveau mais le son était plus menaçant. Neraussirvaeriiks n'aimait pas que le juvénile lui tienne tête sans raison (du moins, aucune raison valable selon sa logique draconique). "L'orgueil te tuera aussi certainement que le renard vantard qui refuse un terrier offert en croyant sa fourrure assez dense pour passer l'hiver. Si tu peux marcher, avance donc." Et elle le poussa -doucement tout de même- en dehors du chemin du bout du museau.

Ne s'attendant pas au mouvement du dragon, la poussée le bouscula légèrement. L'enfant se mit à marcher bon gré mal gré, suivant la direction indiquée. Il ne regardait pas son guide mais restait soigneusement sous son ombre malgré son apparente fierté. Et pour cause, le lait de sa peau exposée se teintait de feu. Avançant d'un pas qui se voulait régulier, il gardait obstinément les lèvres closes.

Venant de contrées où il n'y avait pas tant de bruit -jamais ces petites bêtes à plumes se taisaient ?- Neraussirvaeriiks ne s'en formalisa pas. La marche de la dragonne restait étonnamment lent pour sa taille, avançant au rythme du juvénile, et quelques unes de ces nuisances volantes eurent la bonne idée de vouloir voleter autour de sa tête. Elle souffla un coup par ses naseaux pour leur démontrer son mécontentement mais les inconscients insistaient.

Le manège du dragon n'échappa à l'œil attentif de l'enfant, qui suivit un instant le vol des oiseaux, avant de laisser échapper un rire quand il souffla pour se débarrasser des gêneurs. Il en fut le premier surpris et ferma rapidement la bouche. Quand il se reprit, il parla d'une voix fiévreuse.

Tu peux en attraper un... ?

Elle allait une fois de plus secouer la tête quand -miracle- ils décidèrent de se poser sur une de ses cornes. Ici, ils étaient moins gênants. Et puis, s'ils permettaient au juvénile de se sentir mieux, elle voulait bien servir temporairement de perchoir. "Je le peux. Que comptes-tu en faire ?" Car il n'aurait pas demandé dans l'unique objectif de savoir qu'elle pouvait attraper un des volatiles. La question cependant ne portait aucun jugement, tant qu'elle n'avait pas à éteindre gratuitement ces petites vies, aussi agaçantes soient-elles.

La question marqua une courte pause dans la marche de l'enfant. Il faillit trébucher en repartant, mais s'efforçait visiblement de garder le rythme. Il regarda le dragon - ou la partie de sa tête qui rentrait dans son champ de vision - comme si la réponse allait de soit, ou plutôt, comme s'il était inconcevable qu'elle soit différente.

J'ai faim.

Le chant d'un des oiseaux se tua soudainement quand la dragonne lui gela le cœur, une mort rapide, alors que l'autre ne voyait que son compagnon à plume rouler le long des écailles blanches. Neraussirvaerriks rattrapa le petit cadavre dans le creux de sa patte avant qu'il n'atteigne le sol et le présenta à Satel. "Pour cette fois. Je t'apprendrais à chasser et te nourrir par toi-même à l'avenir."

L'enfant bougonna.

Je sais chasser. Pas voler.

Il attrapa l'oiseau dans la patte immense. Il déplia une aile et le considéra juste le temps d'en voir la voilure, avant de croquer dans la chair. Le sang coula sur son menton. Lui, mâcha consciencieusement muscles os et plumes sans distinction. Il dévora ainsi une partie de l'oiseau, avant de relever un visage ensanglanté. Il concéda quelques mots, qui pouvaient vaguement évoquer un remerciement.

C'est meilleur que le rat.

Puis il commença à plumer ce qui restait de son minuscule gibier.

"Tu me sembles beaucoup trop chétif pour quelqu'un qui sait chasser" lui fit remarquer la dragonne sans jugement négatif. C'était un fait, point. "Ou alors, tu ne t'attaques pas aux bonnes proies. Des rats, vraiment ? Ils sont minuscules." Mais le juvénile aussi, elle devait se rappeler qu'il n'était pas un dragon et ne sera guère plus grand qu'il l'est déjà une fois adulte.

L'enfant suçotait le glaçon formé par le cœur de l'oiseau, avide de fraîcheur. Il avait déjà dévoré tout ce qui était de près ou de loin comestible sur l'animal, et avait abandonné ses restes sur le chemin. Il leva à peine les yeux.

Il n'y a que ça dans les égouts.