Nano. RolePlay

Moro s’est cassé. Loin de Moscou, d’abord. Loin des hommes, surtout. Dans les grands espaces, le géant se sent revivre. Le froid l’épuise autant qu’il le vivifie, transforme sa perception du temps en profondeur. Il est apaisé, même s’il payera cher cette incartade. Les demandes de la Milice resteront lettres mortes quelques jours. Quand il reparaîtra en ville, il sera convoqué, vilipendé, peut-être même que ce sera retenu sur sa solde.

Pour le moment, il ne s’en soucie pas. Une bulle d’air s’échappe de sa bouche. Il remonte en surface, émerge, tel Aphrodite. Les cheveux, la beauté et les histoires sordides de divinité en moins. Le lac gelé est magnifique, lui. Le bourreau se hisse hors du trou qu’il a découpé. Lavé, de tout sauf peut-être de ses crimes. Tandis qu’il se sèche avec un bout de tissu rêche, il contemple le paysage environnant.

"Mon royaume pour une putain de bicoque dans ces collines."

Il pourrait en construire une, mais il n’a pas emmené d’outils avec lui. T’es vraiment pas malin, Moro.

Le vent froid fouette son museau, la neige froufroute sous ses pattes. Quel plaisir ! Ça fait si longtemps qu'il n'a pas pris sa forme de loup qu'il avait presque craint d'en avoir idéalisé la sensation. Il avait tort. C'est encore mieux ! Ivre d'espace, il s'est éloigné de la civilisation sans se soucier de la direction. Aussitôt la dernière maison disparue à sa vue, il ne lui a fallu qu'une seconde pour se dévêtir dans le froid mordant de l'hiver. Mais à cet instant, il a chaud. Et il est heureux.

Moro s’est rhabillé. Il rechausse ses bottes, qu’il a laissées sur ses raquettes de fortune. Elles lui permettent de ne pas s’enfoncer jusqu’à la taille lorsqu’il se déplace. Un pas, puis un autre. Sans geste superflu. Il se rapproche du petit feu qu’il a allumé avant de plonger. Le lièvre commence à cuire. L’homme corrige l’inclinaison de la broche. Le fumet et la fumée s’élèvent dans l’air limpide.

Le fumet atteint son nez avant qu'il ne voie la fumée. C'est très léger. Avec l'habitude (qu'il retrouve très vite), il s'estime à un ou deux kilomètres de la grillade. Curieux, mais méfiant, il trotte dans la direction de l'odeur, les oreilles tournées vers l'avant et le regard perçant.

Il regarde le petit brasier faire reculer la neige tout autour. On n'entend que le vent dans les arbres et le crépitement de la graisse lorsqu'elle goutte à sa perte. Moro tasse un paquet de neige en piétinant un peu, puis il s’assoit sur ce siège improvisé. Son regard revient se perdre dans les flammes. Si bien il pouvait se sentir, ce serait certainement ça, ou quelque chose du genre. Il approche ses doigts gourds du feu.

Il le trouve enfin, non loin du lac. Un homme est assis devant, le regard perdu dans les flammes et les mains tendues en avant. Il a une stature impressionnante. Patya décrit un quart de cercle pour mieux voir son visage... Immobile, comme figé en mouvement, il ne fouille pas longtemps sa mémoire : cette carrure et ce visage sévère... C'est le client à l'oreiller. La surprise le gèle sur place.

Il voit bien quelque chose bouger du coin de l’œil. Peut-être un cousin du lièvre, qui file se terrer là où aucune broche ne pourra venir le chercher. Ça n'a pas d'importance, il ne prend jamais plus que ce dont il a besoin. Ses pensées le ramènent à Moscou, où Popovitch doit être en train de décortiquer son rapport. Moro se marre en pensant à la tête de son supérieur quand il lira que son limier préféré est parti "se mettre au vert". Son rire gras se lève, comme une bourrasque, retombe aussitôt.

Ça n'aide pas Patya à se dégeler. Il est littéralement pétrifié. Il faut plusieurs minutes de crépitement du bois pour qu'il réalise qu'il a encore une patte en l'air. Trèèèès lentement, il la pose dans la neige, rassemble ses membres et s'assoit. Il va jouer au vrai loup. Immobile, discret. Attend que ça se passe.
Pourvu que ça se passe.
Sauf que l'armoire n'a même pas encore attaqué son repas.

Il va y en avoir pour des heures.

Le lièvre embroché commence à lui faire de l’œil. Il attrape la branche dénudée et noircie, presque cérémonieusement. Puis il déloge le couteau qu'il a planté entre deux pierres, près du foyer. Le manche est chaud contre sa paume. Il découpe, soigneusement. La chair lui brûle le bout des doigts, mais chaque lichette vient lui tirer un grognement de satisfaction. Le géant promène son regard vers les bois, ne semble même pas remarquer la statue de loup, campée dans le paysage hivernal. Le couteau reprend son va-et-vient.

Il a regardé par là. Au secours, il a regardé par là
Patya ne bronche pas d'un poil et remercie le vent de ne pas souffler à cet instant précis. Avec un peu de chance, il va tenir le coup. Il le faut.
Quelques instants plus tard, il a perçoit un rongeur du coin de l'œil, qui vient de débouler d'un buisson. Il trotte sur la neige immaculée (pourquoi sont-ils si foncés en hiver, ces hamsters ?!), s'arrête net quand il détecte la présence du loup et file comme un dératé dans la direction opposée.
Le regard de Patya revient lentement sur le grand type.

Le grand type s'est retourné, cette fois. Et le regard du grand type est posé directement sur lui, vrillé dans l’œil du loup. Il est debout. Il l'a vu, pas de doute, mais son attitude n'a pas changée. La main qui tient le couteau esquisse un geste, mais c'est juste pour jeter le morceau de lièvre, qui décrit un arc parfait avant d’atterrir, trois pas devant le canidé. Les yeux de l'homme pétillent. Il y a une question muette dans le fond de sa pupille, et une pointe d'amusement aussi.

Patya est estomaqué. Habituellement, les gens s'écartent ou tâche de l'ignorer. Il est vrai que cet homme, depuis le début, ne se comporte pas comme le commun des mortels. Le garçon se souvient de la peur qu'il lui a inspiré la première fois. Mais le don de nourriture alors et ce geste à présent lui inspire un sentiment qui ressemble du respect. Et une immense curiosité. D'une démarche hésitante, il approche du morceau de viande en humant l'air. Il le renifle sans perdre l'homme du regard, mais ne le mange pas tout de suite.

Le loup le dévisage. Il doit être aguerri, connaître les humains et leurs pièges, parce qu'il ne s'est pas jeté sur la nourriture. Moro se rassoit doucement. Il croque à pleines dents dans le lièvre, qui a à peine refroidit depuis que la broche a été tirée du feu. Tu vois ? Pas empoisonné.

Pas empoisonnée et cuite ! Détail non négligeable parce que Patya a horreur de la viande crue (hé oui). Il l'attrape d'un adroit coup de mâchoire et la garde quelques instants sur la langue afin de savourer. Le fumé envahit son nez et sa gorge : c'est un délice. Son attention toute entière vissée sur l'armoire, il finit par se rassoir.
Il lui ai déjà arrivé de ne pas comprendre les gens. Mais ce type bat des records en la matière.

Il ne regarde pas directement le loup, peut-être pour ne pas le faire fuir. Ou peut-être que le regard de l'homme est naturellement attiré par le paysage. Ses larges épaules roulent sous son manteau. La bête s'est assise aussi. Est-ce qu'elle attend un autre morceau ? "Tu ne devrais pas t'habituer." Il dit ça, sans se soucier d'être compris ou non. "Même une gamelle bien remplie ne vaut pas le poids d'un collier." Un nouveau bout du lièvre atterrit dans la neige. "J'en sais quelque chose." Foutue Milice. Putain de sergent.

À ce stade, le mot "surprise" pourrait ponctuer chacune de mes phrases. Patya ressent maintenant une certaine empathie, voire sympathie, pour ce drôle de bonhomme. Ce qu'il vient de dire, c'est comme un cri du cœur pour la liberté. Et il en sait quelque chose, lui aussi. Il est tenté de refuser ce second morceau, comme pour dire qu'il a compris le message. Mais ça sent si bon... Il le cueille dans sa gueule puis fait mine de s'intéresser à autre chose.

Ce loup là a l'air malin. Il mange ce qu'il y a à manger mais reste à distance quand même. Plus malin qu'un loup lambda, on pourrait dire ? Pas sûr. Moro n'a pas fréquenté beaucoup de loups après tout. Mais celui-là, il l'aime bien. Il termine son repas, bien content que l'animal n'ait pas rameuté son clan. Il a entendu dire que les loups ne se déplacent qu'en meute. "Tu as une famille ?" Il n'en sait foutrement rien au fond. Peut-être que ce loup là est comme lui ? Un sans-meute. Il désigne les collines boisées du menton. "Une louve et des louveteaux qui t'attendent ? Tu pourras leur parler du chien que tu as vu aujourd'hui."

Au mot "famille", Patya a tourné la tête. C'est drôle comme cet homme lui parle comme s'il s'adressait à un animal familier. Comme à la ferme. Patya parlait aux vaches pendant la traite. Pas seulement pendant la traite, d'ailleurs.
Les derniers mot le prennent en revanche au dépourvu. Encore. On dirait que l'armoire n'a aucune estime pour lui-même. Quelle tristesse.
Le loup décide de continuer son manège et fait quelques pas vers le lac, sans lui prêter plus d'attention. Pourtant, tous ses sens sont tournés vers lui.

Le bourreau regarde le canidé en coin. Est-ce qu'il cherche à lui faire comprendre qu'il est sur son territoire, en lui tournant ainsi autour ? L'homme se demande soudain s'il n'est pas de trop, en ces lieux. "Tu as raison, je me suis assez reposé." Il se lève, retourne pataudement à son feu, qu'il étouffe en y balançant de grosses volées de neige avec son pied. La flamme crachote et crépite. La vapeur vient diluer la fumée.

Décidément, il ne comprendra jamais ce bonhomme. Il s'arrête, s'assoit et le regarde à nouveau. Il garde tout son calme, comme le ferait un vrai loup. À l'intérieur, il bouillonne. Ce type a attisé sa curiosité comme personne avant lui. Maintenant, il a envie d'en savoir plus. Il a l'impression d'avoir ouvert une boîte dont il ne parvient pas à voir le contenu, mais dont il est incapable de refermer le couvercle.
S'il le peut, il va peut-être le suivre sur quelques kilomètres...

Il marche, sans savoir qu'il est suivi. Moro n'est pas mauvais pour filer les gens, mais sa lourde carcasse fait que lui aussi est facile à pister. Les raquettes laissent de belle empreintes dans la neige, et le frottement constant de ses vêtements couvre les sons de la forêt. Il s'arrête, prend une gorgée d'eau. L'image du loup lui trotte dans la tête.

Par une journée dégagée comme celle-ci et avec quelqu'un qui n'essaye pas particulièrement d'être discret, Patya n'a même pas besoin des empreintes. Il y a aussi son odeur, mélangée à celles moins subtiles du feu et de la viande grillée qui ont légèrement imprégné ses vêtements. Il n'en a pas besoin non plus. Il ne le quitte jamais des yeux très longtemps, laissant parfois disparaître sa silhouette derrière des troncs pour la retrouver presque aussitôt.

Il tend l'oreille. Il y a une petite source qui coule encore, quelque part sous le manteau blanc de la campagne russe. Une eau trop volage pour se laisser prendre dans la glace. Il se sent encore plus serein au milieu des bois. Une clairière s'ouvre devant lui. Le genre de clairière où il pourrait construire une cabane et s'enfermer quelques années. Le temps que l'on oublie son nom, à Moscou. "Fais pas le con Moro, ils savent où vit ta mère." Il sait, et ça le met en rage.

L'imagination de Patya s'emballe. On dirait une réplique sortie tout droit d'un roman à suspense. Voilà maintenant que la compassion vient s'ajouter au pot-pourri des sentiments que l'homme lui inspire. Son incompréhension grandit encore. Ce type terrifiant, qui bosse pour la Milice, s'exprime étrangement et donne des bouts de lièvre grillé à un loup... cacherait-il un homme acculé ? Le jeune coursier imagine les pires scénarios.
Il trotte en périphérie de la clairière, sous le couvert des arbres, mais sans chercher à se dissimuler.

L'homme acculé se morfondrait bien encore un peu, mais il est sûr d'avoir vu du mouvement. C'est trop gros pour être un lemming, trop discret pour être un ours. Il plisse les yeux, et la silhouette du loup paraît de nouveau, dans sa livrée immaculée. L'homme secoue la tête et lève les mains, signe universel du je n'ai plus rien à te donner. Sa voix basse revient troubler le silence. "C'est pour le lièvre que tu me suis, ou tu attends que je m'effondre pour te jeter sur moi ? Si c'est le cas, j'ai une mauvaise nouvelle pour toi."