Joy ouvrit les yeux, et fit une grimace à la vue de la forêt verdoyante qui s'offrait à elle. Ça mon gars, c'était pas New York. Elle était allongée sur le sol, dans une tenue de cosplay archère elfique peu couvrante. Elle se releva doucement, prise d'une légère migraine. Avait-elle encore fait la fiesta hier soir ? Elle soupira fort, étudiant sa tenue d'un air agacé. Un vrai cliché de RPG. Le responsable payerait. En revanche, l'arc qui allait avec le pack était plutôt joli, tout engravé de motifs dans le bois.

Une fois stabilisée à l'aide du tronc d'arbre le plus proche, elle sortit son téléphone et chercha du réseau. Elle commençait à s'impatienter, levant son portable vers le ciel en fronçant les sourcils. C'est alors qu'elle entendit des cris. Du moins, des sortes de beuglements étranges, qu'elle ne reconnaissait pas comme ceux d'un animal. Elle pivota sur elle même et vit soudainement une bande de petits ... gobelins ? Mais oui, des petits gobelins tout verts à la WoW. « Non mais je rêve, c'est pas bientôt fini ?! »

Malaggar s'était levé tôt ce jour-là. Bien décidé à mener à bien sa mission, il partit directement en forêt pour cueillir les ingrédients nécessaires à la réalisation de son diabolique plan. Armé de son épée courte et de son arc, et flanqué de son fidèle Balzac, l'elfe noir procédait méthodiquement à une intense cueillette sans relâche au cœur de la forêt lorsqu'il entendit une bande de gobelins s'agiter non loin. *Que nous veulent ces créatures de malheur ? Ce n'est vraiment pas le moment... Balzac, vole voir ce qu'il se passe, mon fidèle ami.*

Les petites choses monstrueuses étaient au nombre de cinq. Joy eut une expression de dégoût prononcée. « Bon ben quoi circulez, 'y a rien à voir ! »  Ceci n'eut pour effet que d'agiter les gobelins, qui se mirent à bondir vers elle. Joy hurla et balança un gigantesque coup de pied dans le plus proche par réflexe, en tenant son arc comme si c'était la première fois qu'elle en touchait un. Et ça l'était.

Le gobelin valdingua quelques mètres plus loin. Il se releva péniblement en jurant dans sa barbe. Il pesta. Il cracha. Il sauta à pieds joints sur place de rage. Jamais, ô grand jamais, une femelle ne l'avait déjà traité de la sorte. Ça allait se payer. Vengeance ! hurla-t-il en retournant à l'assaut, cette fois suivi de sa joyeuse bande de gobelins.

La jeune femme écarquilla les yeux. « Ah mais ça parle en plus ces horreurs ?! » L'exclamation, peu respectueuse, était malheureusement monnaie courante pour Joy, qui n'était pas de nature à considérer autrui, et qui n'avait eu affaire à ces bestioles que via la pop culture. Cependant, elle avait bel et bien été trop loin, et à l'approche de ces monstruosités, la panique la gagna à nouveau et elle tenta de s'enfuir à travers les arbres.

Comment ose-t-elle ? fulmina le gobelin. La nourriture n'a pas son mot à dire ! En plus, j'ai une voix si douce, si suave ! Chopez-la, hardis guerriers ! Le repas de ce soir est servi ! hurla-t-il tout en courant lui-même à toute vitesse derrière la jolie demoiselle en détresse. Pendant ce temps-là, Balzac faisait son rapport à Malaggar, qui était au fait de ce qu'il se passait en temps réel. Il y avait là quelque chose à exploiter. Il fallait profiter de la situation. *Je vais sauver la fille, Balzac ! J'arrive !* Rapide et leste, l'elfe noir arriva rapidement sur les lieux. À sa simple vue, les gobelins détalèrent sans demander leur reste.

Joy avait un plan, un plan parfait, aussi parfait qu'elle. Une fois les gobelins proches, elle allait se retourner vivement et les balayer d'un coup d'arc, comme au cinéma. Elle se retourna d'un coup, les cheveux volants au vent, prenant une pose menaçante et levant bien haut l'arc ... Avant de regarder les gobelins déguerpir en poussant des cris de frayeur. Interloquée, mais victorieuse, elle apprécia le goût de la réussite. « Ah ah ! Pas si braves finalement ! » C'est alors qu'elle aperçut une silhouette très haute, intimidante.

La silhouette s'inclina respectueusement, puis parla : Il semblerait que je sois tombé à pic, gente dame ; un peu plus et ces gobelins vous faisaient la peau. Fort heureusement, ils sont lâches et craintifs... sauf pour les humains, qui ne peuvent guère se défendre face à la magie de ces misérables créatures. Avec lenteur et respect, la silhouette s'approcha encore un peu plus de la jeune humaine, puis ajouta : Laissez-moi vous escorter à travers la forêt ; elle regorge de dangers bien plus périlleux encore.

Joy se renfrogna, réalisant que la fuite des petits êtres verts n'était pas de son fait. Puis, elle toisa son sauveur, l'étudiant de haut en bas. « Et à qui ai-je l'honneur ? » Malgré tout, ce ne serait pas plus mal de disposer d'un allié potentiel si elle risquait de se faire aggresser à chaque buisson. Cherchant dans son vocabulaire d'heroic fantasy, malheureusement peu développé, elle chercha à complimenter le nouveau venu. « En tout cas, je te remercie de ton aide, euh, vaillant guerrier ! »

Malaggar s'inclina respectueusement, puis il se présenta : Pardonnez-moi gente dame, je manque à tous mes devoirs ; je m'appelle Elendar Icharyd. Je suis guide forestier. Mon rôle est d'escorter les âmes aventureuses à travers la forêt tout en assurant leur sécurité. Vos compliments me vont droit au cœur mais je ne faisais là que mon devoir, vous savez. Puis-je avoir le plaisir de connaître votre nom ? Oui, il avait menti sur son identité. Quelle importance ? Vu le sort que l'elfe noir lui réservait, la petite sotte n'avait nullement besoin de savoir qui il était.

Joy plissa les yeux. Elle commençait à théoriser où elle pouvait bien être, et son imagination fertile proposait une sorte de jeu vidéo hyper réaliste. Et dans un contexte pareil, toute l'apparence de l'elfe criait au vilain méchant badass genre miniboss qui sait se battre. Et pas PNJ garde forestier. Suspicieuse, elle reprit son air de diva un peu cruche. « Hélènedar, donc ? Je peux t'appeler Hélène ? Moi c'est Joy, je viens de New York, et j'aimerais bien y retourner. J'aimerais beaucoup trouver la sortie de la forêt pour commencer, quelle chance de tomber sur du personnel qualifié ! »

Malaggar n'en croyait pas ses oreilles. La petite sotte n'était de toute évidence pas de ce monde ; elle tenait un langage qui ne correspondait à rien de ce qu'il avait jamais entendu. Lorsqu'elle mentionna New York, il ne voyait pas du tout de quel lieu elle pouvait bien parler. Merci, gente dame. Et vous pouvez m'appeler Hélène s'il vous sied, bien entendu. Enfin, je puis vous assurer que sous ma protection et avec mon assistance, vous sortirez rapidement de la forêt saine et sauve. Nous devrions d'ailleurs nous mettre en route sans plus tarder, fit-il en l'invitant à le suivre.

« Et bien, ne perdons pas une minute ! » fit Joy avec un sourire (forcé) resplendissant. L'elfe ouvrait la marche, ce qui permit à la jeune femme de l'étudier plus en détails. Il était très grand, très fin, avait une démarche élégante et une voix suave, et son attitude était tout à fait respectable. Joy plissa les yeux. C'était louche. Quelque chose clochait, mais elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Bien, gente dame, répondit-il poliment. Parfait ! se dit-il. La voilà désormais à ma merci ! Sois heureuse, petite sotte, tu vas servir la cause la plus noble de ta misérable vie... et aussi la dernière ! En chemin, Malaggar s'efforça d'être un guide de qualité, présentant à la jeune femme la forêt, lui expliquant de quelles plantes elle devait se méfier, de quels fruits elle pouvait se nourrir, quelles créatures elle devait absolument éviter si elle voulait garder la vie sauve... Bref, au fur et à mesure qu'ils progressaient à travers la très vaste forêt, Malaggar apprenait à Joy à la connaître et l'apprivoiser.

Joy écoutait d'une oreille ce que lui racontait l'elfe, tout en calculant son prochain move. Continuer son chemin seule n'était pas la meilleure piste à suivre, vu le nombre de bestioles qui rodaient dans le coin. Et en plus de ça, laisser Elentruc en plan risquait peut-être de l'énerver. Mais d'ailleurs, peut-être était-ce le moment de tester un peu ses limites ? Autant essayer de cerner un peu le type avant de lui poser un lapin. Joy repéra une racine parfaitement localisée et mit en marche son premier essai. « Aaah ! » Trébuchant de manière théâtrale, elle percuta violemment son guide.

Malaggar fit volte-face et la rattrapa dans un mouvement leste, agile et rapide propre aux elfes noirs. Il avait manqué de tomber lorsqu'elle l'avait percuté, mais les elfes noirs ont un sens de l'équilibre à toute épreuve. Il la tenait dans ses bras avec délicatesse et fermeté. Son regard trahissait son inquiétude pour elle et le soulagement de constater qu'elle allait bien. Il la libéra de son étreinte et s'écarta à une distance respectueuse avant de lui confier : Vous m'avez fait peur ; heureusement, vous êtes saine et sauve. Nous devrions nous remettre en chemin, gente dame, si vous le permettez.

Joy cligna plusieurs fois des yeux. Ah. Ah ? Ce n'était pas prévu, ça. Il était censé être giga sus, non ? Pourtant, il avait eu l'air complètement sincère. Tellement que Joy sentait ses joues chauffer. Puis, elle finit par se secouer. « Oui, je ... Oui, en route. » Elle se remit à le suivre, avec une moue trahissant les rouages de son cerveau s'activant dans tous les sens.

Son plan se déroulait à merveille. La petite sotte était docile, bien qu'encore un peu méfiante. Malaggar avait globalement réussi à la rendre confiante. Néanmoins, elle restait sur ses gardes... il allait falloir la jouer fine. Nos deux promeneurs débouchèrent bientôt sur un petit chemin qui sentait la noisette ; cela donna une nouvelle idée à Malaggar, qui se mit à trifouiller dans les feuillages en quête de noisettes. Il en cueillit une bonne douzaine et les tendit à la petite sotte. Tenez, gente dame, vous devez avoir faim, proposa-t-il tout en en cassant une avec ses dents. Moi, en tout cas, j'ai faim ! ajouta-t-il en l'engloutissant.

Joy s'arrêta net, ébahie. Le choc se lisait dans ses yeux, avec un air de dégout. « Eeeeeeeeuh no way. » Non mais vraiment, manger un truc bizarre comme ça, sortit des buissons, même pas cuit ? Im-po-ssible en fait. Elle s'exclama sans réflechir : « C'est complètement primitif de se nourrir de machins comme ça même pas préparés ou lavés, on sait même pas ce que c'est ! »

Malaggar faillit s'étouffer. Cela faisait si longtemps. Si longtemps qu'il n'avait pas ri comme ça. Sincèrement. À gorge déployée. De façon incontrôlable. Ça faisait d'ailleurs des siècles qu'il n'avait pas agi de façon incontrôlée. Qu'il ne s'était pas lâché. Mais d'où sortez-vous, gente dame ? N'avez-vous jamais mangé quoi que ce soit de naturel ? Une fraise ? Une cerise ? Ou, dans le cas présent, une noisette ? Qui plus est, il n'y a rien à laver, regardez : ce qui se mange se trouve à l'intérieur, protégé par la coque ; voyez comme la nature est bien faite. Soyez raisonnable, mangez. De toute façon, il n'y a rien d'autre.

Le rire charmant de son guide n'empêcha pas la jeune femme de continuer le drama. Elle fit tout un cinéma pour cette pauvre noisette. Elle prit tout d'abord du bout des doigts la noisette offerte, soupira et se pinça le nez à plusieurs reprises, insulta les dieux pour les épreuves qu'ils lui faisaient subir, puis finit par enfin goûter la dite noisette. Elle resta stoïque quelques secondes. « C'est dégueulasse. »

Quelle satanée gamine ! Voilà ce que ça donne quand on est élevé par des faibles... se désola l'elfe noir. Cette petite n'avait de toute évidence jamais reçu la moindre éducation digne de ce nom ; elle avait été couvée, surprotégée, elle vivait dans une bulle, totalement déconnectée de la réalité, totalement déracinée. Malaggar soupira. Peu importe. Quand vous aurez vraiment faim, vous mangerez, croyez-moi. Remettons-nous en route, à présent ; il serait prudent de ne pas traîner.

Joy continua de marmonner pour elle-même. « Non mais comment font les gens en fait, 'y a pas un resto à la ronde c'est ça ? J'y pep. » Elle suivit l'elfe le long du petit chemin, les mains dans les poches, traînant des pieds telle une ado. Son manège ne dura qu'une minute ou deux, puisqu'elle remarqua soudain un magnifique oiseau posé sur une branche non loin. « Oh WOAW regarde ça !! » fit-elle en tirant sur la manche de son guide. « Il est trop beaaaau !! »

Malaggar jeta un coup d'œil à la bestiole ; il s'agissait d'un oiseau dont les magnifiques plumes aux couleurs vives charmaient plus d'un promeneur et dont le doux chant mélodieux emplissait le cœur de ses auditeurs de compassion et de bienveillance. Bref, une bestiole aussi abjecte qu'infâme que Malaggar aurait habituellement abattue sur le champ... mais pas ce jour-là. La petite sotte était d'une importance cruciale, il était absolument vital qu'elle le suive de son plein gré jusqu'à bon port. L'elfe noir se fit donc fort de la renseigner sur cette créature, en omettant volontairement le pouvoir que renfermait son chant.

Joy acquiesça vivement, écoutant les explications barbantes de son guide en trépignant sur place. À peine eut-il terminé qu'elle se précipita vers l'oiseau en sautillant. « Coucou ! Coucou toi ! » Ce dernier commença à siffler un petit air mélodieux, que la jeune fille écouta avec délice. Elle le reproduisit alors, répondant à la créature.