Les églises, implantées dans toutes la Russie catholique,  s'élèvaient fièrement  dans les cieux  et rythmaient la vie  des gens du commun avec les battements des cloches.  Des manifestations terrestres de la gloire de Dieu, de son Fils , des Anges et des Saints Martyrs pour les plus croyants,  Des bâtisses pour lesquels les constructeurs  avaient tenus compte des nombres d'or et de l'importance de la résonance des messes à l'autre bout de la salle pour les architectes.  Des murs sur lequel  étaient disposés des sculptures et des vitraux de  scènes  bibliques pour les artistes.

Le jeune lieutenant  Stanislav s'était arrêté   pour réaliser  des croquis d'un de ces grands établissements de la foi Catholique, il avait fait déjà nombre de reproductions au crayon de graphite à la mine taillée au couteau.  C'était une de ces heures où il prenait du temps pour lui,  loin  d'établir des rapports  et des listes de bâtiment vulnérables au terrorisme des démons. L'appellation moins officielle des zootropes. Il était entré  en silence  sans son couvre-chef en signe de respect à la souffrance du Christ, et promenait  son regard  appréciateur sur les arcades de pierres et les majestueux vitraux représentant des scènes bibliques et des saints.

Dans cette humble église, les enfants de l'orphelinat vont à la messe et prie en silence. Comme d'habitude, Ruf remercie le ciel de l'avoir sauvé des quartiers pauvres. Mais ses compagnons, en particulier les garçons, ont envie de jouer après être restés silencieux aussi longtemps. L'un des plus grands, douze ans, rentre dans les jambes d'un adulte.
"Ouh, désolé m'sieur !"

La taille et le poids du jeune suffit à faire à gêner le dessin que l'officier était en train de faire et de lui  lâcher son crayon et son carnet  qui roulèrent - ou s'éparpillèrent sur les pierres consacrées à Dieu. Ah ! Il ne dit pas "mes feuilles !" d'un air horrifié ni ne s'énerva immédiatement après l'enfant. C'est bon, regarde où tu vas , se contenta-t-il de dire en s'agenouiller pour ramasser ses affaires, il constate alors que l'ange qu'il était en train de s'appliquer à reproduire avait été décapité dans la affaire par un trait net. Le dessin était visible aux yeux des enfants.

Ruf s'était relevée et observait à ce moment-là le résultat de la bousculade : un dessin inachevé à terre. Elle s'approcha donc et vit la silhouette humaine tranchée au niveau de la gorge. Quel dommage, se dit-elle, c'était un beau dessin. Elle se pencha alors pour ramasser l'esquisse.

L'officier de la milice arrêta sa main à mi-chemin du dessin repris par la jeune Ruf. Il venait également de remarquer l'ange décapité par la maladresse et fut subitement moins sûr de lui quant à son "c'est bon". Ce n'était pas bien un tel dessin même par accident dans un lieu consacré à Dieu. Fallait-t-il faire don à l'église pour se faire pardonner cette offense ?

Toute timide, la fillette tendit les feuilles gribouillées à leur auteur.
"Dés'lé, murmura-t-elle comme si c'était sa faute. Il est beau."
Les yeux bleus de Ruf étaient grands ouverts mais fuyants. Sa dernière remarque n'était pas ajoutée par politesse, quoi que ça puisse en donner l'impression. Une légère rougeur se voyait sur son teint pâle d'enfant studieuse.

L'officier récupéra son dessin, visiblement mis de meilleure humeur par l'éloge de l'enfant, et regarda comment il pouvait espérer rectifier le trait qui avait décapité l'ange. Le papier était précieux, il ne se voyait pas le gaspiller en dépit de l'offense divine qu'il représentait. Stanislav pensa alors qu'il pourrait peut-être utiliser d'autres personnages représentés dans l'église pour masquer le trait meurtrier.

Des personnages de la sorte, il en avait plein, plein d'anges guerriers armés d'épée justicière. La gamine eut un temps de retard car elle resta debout à fixer l'homme bien plus grand qu'elle, presque tétanisée comme un souris. Qu'un homme si massif fasse de belles choses l'interpellait.

Les vitraux colorés de passage de la vie du Christ et de la bible, les statues sculptées de saint, d'anges, de vierge, tout passait à son regard attentif. Puis il revient à l'enfant qui l'observe. Tu veux un dessin ? C'était la première idée qui l'interpellait. Tu veux dessiner ? Deux choses complètement différentes.

La jeune Ruf de onze ans avait suffisamment de notions de politesse pour répondre.
"Oui, s'il vous plaît, m'sieur. Enfin, un tout petit dessin si ça vous dérange pas."
Ses yeux cherchaient la nonne qui s'occupait d'eux, celle-ci était en grande discussion avec le prêtre et ne les avait pas encore vu. Ruf faisait-elle comme il fallait ? Elle se posait la question. Avait-elle le droit de demander un petit dessin à l'homme ?

Que pourrait-t-il dessiner de beau pour la petite fille ? Le thème de la souffrance et du martyr - guère joyeux - ne lui semblait guère approprié pour une jeune fille. Une représentation de la vierge ou d'un ange lui paraissait préférable. Je peux faire ça. Tu préfères un ange ou la Vierge et l'Enfant Jésus ?

Ruf hésitait car les deux propositions étaient très bien. Elle aurait volontiers répondu "comme vous préférez" mais probablement que l'adulte avait déjà réfléchi à la question et réduit à deux choix.
"L'ange sivousplaît, monsieur !"

Soit. Un ange. , fit le milicien  qui se servit d'un ange de pierre comme modèle. Il lui rajouta aussi  de la profondeur et l'impression qu'il s'apprête à prendre son envol, les ailes déployées. Qu'en penses-tu de ce dessin ? , lui demanda Stanislav en lui montrant le résultat de ses efforts.

Les yeux bleus de la petite Ruf pétille en voyant cet ange prenant vie sur la feuille de papier.
"Il est très beau. Quel est vot--
- Eh, je veux un dessin moi aussi !
- Moi aussi !
- Et moi ?"
Les garçons s'excitent, faisant reculer la fillette de onze ans qui en paraissait neuf avec sa posture timide.

Stanislav n'avait même pas entendu de s'il vous plaît, il leva les yeux au ciel. Ces gamins avaient oubliés le plus important. L'officier se sentait moins disposé à faire des dessins. C'est ce qu'on vous apprend ? A réclamer sans politesse ? , déclara-t-il sur un ton sévère, l'oeil sombre. Vous n'aurez pas de dessins si c'est comme ça.

Les garçons se sentirent penauds mais pas autant que Ruf qui rougissait et baissait les yeux comme si la remarque l'avait directement concernée.
"Oui, siouplaît ! M'sieur !
- Un dessin si vous plaît !"
Mais les réclamations des enfants furent stoppées par la soeur qui avait fini de parler au prêtre et remarqué le remue-ménage.
"Qu'est-ce qu'il se passe ici, les garçons ? N'embêter pas monsieur, s'il vous plaît. Je suis désolée s'ils vous importunent."

Stanislav n'avait pas apprécié l'irruption des enfants dans sa conversation avec la jeune fille, il ne lui avait même pas donné son dessin qu'ils avaient déjà réclamés leur sans politesse. En acceptant de faire un dessin, il avait récolté une avalanche imprévus de garçonnet impolis. Ils veulent mes dessins et n'ont pas attendus que je donne son dessin à cette jeune fille ma soeur. Il agita en l'air le dessin d'ange séparé de la liasse de feuillets qu'il avait dans l'autre main puis le tendit à la petite Ruf.

La petite Ruf prit le dessin tant convoité.
"Je vois. Je leur ferai réciter la phrase qu'il ne faut pas déranger les gens et leur demander sans mot gentil des cadeaux. Je… Je vous laisse avec Ruf si vous voulez discuter avec elle, et j'emmène ces importuns !
- C'est pas juste.
- Il faut apprendre la politesse !"
L'éducatrice éloigna alors les garnements pour les emmener dans un coin de l'église où leur punition ne gênerait pas le grand homme et la petite fille.

Il avait résumé en peu de mots l'affaire d'une façon digne d'un milicien faisant son rapport à son supérieur. La justice dans l'histoire ?  Certains avaient peut-être réparé  leur erreur première, ils étaient quand même punis. Tu l'aimes ce dessin ? , demanda Stanislav  qui soliloquait dans sa tête sur un monde parfois injuste. Ruf, c'est bien ton nom, c'est ça ?

La fillette de onze ans, bientôt pré-adolescente pourtant, se tortille légèrement sur place mais reste relativement sereine.
"Oui, on dirait que l'ange va s'envoler, c'est beau. Mon nom est Ruf, et le votre, m'sieur ?"

"Est-ce que c'est vous qui dessinez les images dans la bible ? demanda naïvement l'enfant avec des étoiles dans ses yeux bleus.

Stanislav éclata de rire, l'idée était saugrenue ! Lui, dessinateur des images de la Bible ! C'aurait été un honneur de le faire, dit-t-il une fois son franc rire calmée. Je ne fais que copier ce qui a été créé par d'autres artistes avant moi.

"Un jour cela chang'ra peut-être. Si Dieu le décide ainsi. C'est possible, non ? répondit la fillette avec un ton un peu moins sûr sur la fin. "Fin... On m'a dit que les talents, c'est bien d'en faire usage. Et… moi, j'en ai pas… encore trouvé..."

Si Dieu veut ? Il avait écouté beaucoup de discours avec le mot Dieu là-dedans et se rendait bien compte qu'on prêtait bien des intentions à ce personnage omnipotent et omniscient bien que les voies du Seigneur soit censée être impénétrables. L'homme ne pouvait que tenter d'interpréter Sa Volonté. Et toi, quel est ton talent ?, s'intéressa alors l'officier de la milice.