Luka saisit le heurtoir en bronze ouvragé et frappa deux coup à la porte, puis recula d’un pas en vérifiant machinalement qu’il présentait bien. Il releva les yeux en entendant le loquet tourner, affichant un sourire poli.

Madame Sidorova, commença-t-il en retirant son chapeau, quelque peu surpris qu'elle l'accueille en personne.

Oh, docteur Polyukov ! Entrez donc ! répliqua la femme d’âge mur qui lui avait ouvert. Je suis si heureuse que vous ayez pu libérer un peu de votre précieux temps pour venir voir Oksana. Elle sera si soulagée de vous voir ! C’est que, comme je vous l’ai dit dans mon message, sa santé et celle du petit m'inquiètent. Sans compter que cela fait longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous croiser en société !

Tout le plaisir est pour moi, répondit Luka en s’efforçant d’avoir l’air sincère, ignorant le reproche voilé. Quel traquenard, bon sang. J’ai d’autres chose à faire de mes journées de d’écouter cette bonne femme déblatérer ! Peut-être pourrions-nous aller voir comment se porte la jeune dame ? la pressa-t-il.

Oh oui, bien sûr ! Suivez-moi. C’est par ici.

Oksana, le docteur Polyukov est arrivé !

Vu que le médecin précédent avait insisté sur "plus de repos", Oksana avait été reconfiné à sa chambre pendant la semaine. Ridicule. Le médecin avant lui avait conseillé de prendre de l'air, d'où la sortie à la campagne la semaine d'avant. Qu'ils se décident entre eux ! Vu le nombre de contradictions qu'elle avait déjà entendu sortir de la bouche des ses vieils hommes à lunettes, la confiance en ses médecins avait pris une grosse chute. Néanmoins... ça ne voulait pas dire qu'elle allait mal se présenter. Malgré le confinement au lit, Oksana avait demandé à sa femme de chambre de la rendre présentable.

Madame Vasilevna Sidorova, salua Luka en pénétrant dans la chambre à la suite de son hôte. Il adressa à la jeune femme alitée une courbette polie, tout en la détaillant de son oeil de médecin. Elle n'avait pas l'air si mal en point, et semblait plus ennuyée qu'autre chose. Il retint un soupir et préféra lui sourire aimablement. Comment allez-vous aujourd'hui ?

Une nouvelle semaine, un nouveau médecin. Celui-ci au moins était un plaisir pour les yeux. Son regard allait machinalement vers l'annuaire du médecin. Marié, évidemment. Dans les cercles de la classe ouvrière, se dénicher un médecin était considéré un exploit. Je vais très bien, annonça-t-elle en posant un regard rempli de sous-entendus sur sa belle-mère qui se tenait encore dans l'embrasure de la porte. Elle ne pouvait rien lui dire, mais le médecin comprendrait peut-être le second degré.

Luka hocha la tête, peu impressionné par cette déclaration. Il classait ses patient en deux catégories : ceux qui se plaignaient de tous les maux, et ceux qui pensaient n'en avoir aucun. Et ceux qui n'en avaient réellement aucun mais que leur famille surprotégaient. Soit, trois catégories.

Luka toussa poliment et se tourna vers la mère Sidorova qui les observait toujours depuis la porte.

Me laisserez-vous quelques instants pour l'examiner ?

HRP:

Oh ! La voilà dans l'embarras. Bien fait pour elle. Heureusement, Oksana sut réprimer son sourire. Je vous laisse faire, docteur Polyukov. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à accoster le personnel. Elle disparut, mais laissa la porte ouverte. Même s'ils étaient hors de vue, ses oreilles n'étaient jamais très loins.

Luka remercia à mi-voix puis gratifia la jeune dame alitée d'un regard aiguë. Elle avait à peine prononcé quelques mots mais il y avait du caractère dans son port de tête et de la vivacité dans son regard. Et apparemment je suis là contre son gré. Quel mélange fantastique.... S'il voulait que sa venue serve à quelque chose, il allait devoir bien manoeuvrer.

Le médecin posa sa trousse de soin au pied du lit et désigna le fauteuil installé à son chevet, calme et amical. Puis-je m'asseoir ?

Qui suis-je pour vous priver du confort ? Elle hocha la tête pour l'inviter de s'y installer. Il était déjà poli de lui demander son avis. Ce n'était pas dans les habitudes des médecins qu'elle avait vu jusqu'à présent. Certains ne se gênaient même pas pour la toucher sans sa permission. Le genre d'actions qui lui donnait sacrément envie de gifler quelqu'un.

Mais ce n'est pas ce que fait une dame, évidemment.

Luka sourit, discrètement amusé. Même lorsqu'elle se montrait aimable, il sentait poindre le sarcasme derrière chaque parole de la jeune dame. Merci. Il s'assit de façon à pouvoir la regarder bien en face. Le lit étant légèrement plus haut que le fauteuil et lui le plus grand d'eux deux, leurs yeux se retrouvaient à la même hauteur, ce qui lui convenait. Il voulait toujours que ses patients se montrent francs avec lui, et parler d'égal à égal était un bon début. Bien. Parlons un peu, voulez-vous ? Comment va cet enfant ?

Elle réprima un "ce n'est pas un enfant". C'est un débat qu'elle avait aucun envie de lancer avec un médecin. Tout ce qu'elle lui dirait allait certainement atterrir dans l'oreille de sa belle-mère de toute façon. Médecins, visites amicales ou de famille... tout orchestré pour dénicher des informations. Oksana en était certaine. Je ne pourrais pas vous dire. Comment va l'enfant, comment va le bébé, comment va la merveille du Seigneur. Et elle ? Personne ne se soucie d'elle ?

Luka renvoya à la jeune femme un regard étonné mais ne commenta pas, bien que son ton indifférent l'ait choqué. Il était médecin, pas juge. Depuis combien de temps le portez-vous ? Un de mes confrères vous a-t-il déjà indiqué quand vous pouviez espérer la naissance ?

Petite timeline de grossesse très utile:

Quatre mois et une semaine. Sa voix ne marqua aucune hésitation. Elle savait combien de temps la chose flottait dans son ventre, combien de temps elle avait dû consacrer à le cacher, et combien de temps elle avait été confiné au lit. Le docteur Nikitin nous a indiqué Avril pour l'accouchement. Encore cinq terribles mois où elle serait témoin d'un corps qui ne ressemble plus au sien. Cela avait déjà été le cas lors de ses grossesses précédentes, mais depuis la disparition d'Ilya, Oksana avait encore plus l'impression de vivre sa vie hors-corps.

Luka hocha la tête, attentif. Les premiers mois ont-ils été difficiles ? C'était souvent le cas, mais Luka savait que cela s'arrangeait généralement à partir du quatrième. Le fait que l'état de la jeune femme inquiète sa famille justement maintenant pouvait être un mauvais signe. Enfin, s'il y a réellement quelque chose d'inquiétant dans son état.

Un rire s'échappa de ses lèvres. Zut. Oksana se couvrit la bouche du revers de la main, gênée. La situation avait rien de marrante, mais la question était tellement... ironique. Pardon, s'excusa-t-elle, j'ai cru qu'ils vous auraient informé de ma situation. Peut-être que répéter la même histoire devenait fatiguant pour sa belle-mère aussi. Mon mari a récemment été déclaré mort, expliqua-t-elle d'un ton neutre, donc dans ce sens là elles n'ont pas été faciles, je suppose.

Seigneur, Luka ! A quel point es-tu un imbécile ? Affreusement gêné, il détourna les yeux. Je suis désolé, je ne... je parlais seulement du bébé. Il prit une courte inspiration pour se reprendre et regarda à nouveau la jeune veuve en face. Veuillez m'excuser, je ne voulais pas vous remémorer des souvenirs malheureux. Je connaissais assez bien Ilya et j'ai été désolé d'apprendre sa mort. Je vous présente mes sincères condoléances. Autant faire les choses dans les règles, maintenant

Il avait l'air gêné, le pauvre. Elle voulut lui dire que ce n'était pas grave — il n'avait pas commis un terrible faux-pas ; elle aurait pu avoir la politesse de ne rien dire — mais son dernier ajout l'avait distraite. Oh, vous connaissiez mon mari ? Le médecin ne lui était pas familier. Après, si sa belle-mère avait fait appel à lui c'est qu'elle avait déjà dû solliciter ses services.

Assez mal en réalité, mais oui nous nous connaissions. En réalité Luka connaissait mieux son père, le beau-père de la jeune femme. D'ailleurs c'était bien pour ça qu'il avait accepté d'examiner Oksana, après que madame Sidorova eut beaucoup insisté. Mais peu importe, revenons à Ilya. Nous avons eu quelques conversations intéressantes à l'occasion, mais rien qui vaille la peine d'y revenir, je le crains. Ne sachant pas quoi ajouter -c'était tout ce qu'il avait à dire d'Ilya-, il se tut.

Elle soupira. Rien d'intéressant alors. Je vois. Pas qu'elle s'était attendu à la révélation du siècle, mais Oksana était quand même déçue. Il lui manquait trop d'informations à propos des connaissances de son mari. Elle ne savait pas à qui s'adresser pour ses questions à son sujet. Si vous êtes— étiez familier avec mon mari, je connais peut-être votre épouse ? Ses yeux descendirent encore une fois à l'anneau qu'il portait.

Les yeux de Luka étincelèrent et il se raidit. Il resta un moment silencieux le temps de se reprendre puis répondit, avec un ton étrangement précautionneux, dénué d'inflexion. Ma femme... n'habite pas Moscou, madame. Je ne pense pas que vous l'ayez déjà rencontré. Même si je ne doute pas que vous en ayez entendu parlé. Rien n'arrête les ragots, à part des ragots plus scandaleux encore.

Elle était tombé sur un sujet délicat qui ne fit qu'évoquer sa curiosité. Elle se creusa la mémoire à la recherche d'un écho, d'une rumeur, d'une petite information... mais c'était trop vague pour lui rappeler quoi que ce soit. Est-ce qu'on la pardonnerait d'être indélicate ? Selon la page 12 du périodique qui était encore posé sur sa table de chevet, elle pourrait toujours pousser la faute sur l'hystérie de grossesse (ha !). Oh ? Elle cligna des yeux, son visage innocent. Est-elle malade ? "L'air frais de campagne" était souvent prescrit pour les femmes hystérique. Page 12, encore.

Luka fronça encore plus les sourcils mais se maitrisa suffisamment pour ne pas foudroyer la jeune femme du regard, bien qu'il en eut très envie. Il savait qu'elle creusait le sujet à dessein. Sa propre réaction avait été trop évidente, et elle était trop vive d'esprit pour qu'il croit à son numéro d'innocence. Mais dans les cercles de la bourgeoisie, la politesse était un art de vivre. Rien de grave, je vous rassure. Mais l'agitation de la ville l'indispose.

Edit HRP :

Comment la ville pouvait indisposer qui que ce soit resterait un mystère pour Oksana, qui, au contraire, adorait cette agitation. Elle s'ennuyait tellement maintenant qu'elle était "indisposée" qu'elle se croyait à la campagne. L'horreur ! Quoi qu'il en soit, elle n'allait pas dénicher plus d'infos que ça de la part du médecin. Ses réponses étaient entraînées, comme s'il répétait sans cesse la même phrase. Qui essayait-il de convaincre exactement ? Vous faites des aller-retour entre la ville et votre domicile, alors ? Le trajet doit être encombrant.

Mes patients me retiennent malheureusement trop souvent à Moscou pour que je puisse faire le trajet régulièrement. Ce qui était vrai, mais pas la principale raison de l'éloignement de sa famille. Mais revenons a vous, madame, enchaina Luka avant que tombent d'autres questions. Il estimait avoir déjà trop sacrifié de sa vie privée aux convenances pour une seule après-midi. Pouvez-vous me parler des premiers mois de la grossesse ?

Il avait changé le sujet et Oksana ne pouvait pas y revenir sans paraître absolument malpolie. Elle avait déjà frôlé la ligne, mais là elle devait concéder à jeter l'éponge. Dommage. Hormis la nausée et les maux de têtes, je pense qu'ils étaient assez classiques. Elle n'avait cependant pas encore vraiment senti la chose. Ou peut-être était-elle dans le déni quand elle lui annonçait sa présence avec des petits coups de pieds.

Les nausées, étaient-elles intenses ? Ont-elles diminuées dernièrement ? Se concentrer sur des questions cliniques aida Luka à refermer la fenêtre vers ses douleurs personnelles. Il avait beau penser que sa venue ici n'aurait pour utilité que de rassurer la belle mère de la jeune dame, son éthique lui interdisait de partir sans avoir procédé à un examen en bonne et due forme.