On ne peut pas dire qu'Inessa était une maniaque du rangement, pas vraiment, juste ce qu'il fallait pour retrouver ses biens rapidement. Si ses livres ne faisaient pas une pile parfaite ou qu'une feuille était de travers sur son bureau, la belle affaire. Et puis, personne n'avait le droit de fouiller/ranger/réorganiser sa chambre. C'est limite si elle ne voulait pas y monter ses meubles elle-même (une chance qu'elle n'avait pas du tout la force pour ça).

Pourtant, quand la météo se faisait mauvaise et qu'elle restait coincée de force chez elle, Ineska avait le temps de faire du tri et retrouver des babioles ou de vielles affaires de cours dont elle n'avait plus usage. Certaines partaient pour son "neveu", d'autres, comme aujourd'hui, pour un orphelinat.

"Vous ne voulez pas que je vous aide à porter Mademoiselle ?" lui fit la jeune fille en robe simple à côté d'elle.
"Tu as déjà un carton Eva, je peux très bien gérer un sac un peu rempli ; c'est moins lourd qu'une selle de cheval, crois-moi. De plus, nous sommes arrivées."

Comme souvent sur son temps libre, Peter jouait avec les enfants de l'orphelinat de son quartier. Même si la directrice n'ignorait rien de ses passages, elle entrait généralement par la fenêtre. Ne serait-ce que parce que les gamins adoraient ça. Vêtue de sa tenue de tous les jour, sa casquette vissée profondément sur ses oreilles, elle leur lisait une histoire lorsque l'orphelinat reçu de la visite.

"Les enfants" appela une des sœurs. "Nous avons aujourd'hui la visite de Melle Tselikovskaïa." Elle présenta une femme vêtue simplement mais les tissus employés sur sa robe démontrait une certaine richesse. Elle était accompagnée d'une jeune fille, en robe également, mais d'une facture beaucoup plus simple. "Bonjour à vous" intervint la dame, posant un sac rempli sur un des lits.

Peter avait refermé le livre quand la sœur avait appelé les enfants et s'était réfugiée dans un coin de la pièce, discrètement. Si les femmes d'églises qui travaillaient ici avaient renoncé (principalement à la demande des enfants) à lui interdire de venir ou à tenter de la chasser, elles lui jetaient toujours des regards bizarres quand elles la voyaient. Elle observait la nouvelle venue. Une femme riche visiblement. Noble ou plus surement bourgeoise sans une particule.

Le carton d'Eva eut plus de succès mais les petits étaient assez disciplinés pour se contenter d'y jeter des  regards curieux et avides. Il y eut plusieurs "bonjour mademoiselle" pour les deux femmes, plus ou moins timides. La plus jeune, la quinzaine à tour casser, était visiblement bien plus à l'aise et répondait avec de grands sourires. "Dame Inessa a des cadeaux pour vous, promettez de bien partager." Puis sortirent du carton des livres de conte et des jouets en bois, vieillis, mais de bel ouvrage.

Peter haussa un sourcil curieux. La femme et ce qui semblait être sa servante venaient d'offrir aux enfants ce qui était pour eux une manne de nouveaux jeux et plaisirs. C'était un acte intéressant aux yeux de la jeune voleuse, surtout de la part d'une personne riche et dénué du besoin de se faire bien voir par les enfants. Elle allait définitivement la suivre pour savoir où elle habitait. Et s'assurer de ne jamais s'en prendre à cette maison en particulier.

Eva disposait les nouveaux trésors sur le lit et les plus jeunes levèrent les yeux vers les sœurs, dans l'attente d'être autorisés à les prendre. Ineska ne s'embêta pas et s'octroya une poupée en tissu avec une robe bleue qu'elle offrit à une fillette timide. "Tu pourrais prendre soin d'elle ? Elle a oublié son nom, tu peux lui en choisir un nouveau si tu veux" tenta la blonde maladroitement avec un sourire.

Peter retint un léger sourire. La femme n'avait pas l'air plus à l'aise que la petite Ludmillia... Encore que la petite réussit à marmonner un nom inintelligible pour la jeune voleuse. Profitant que l'attention était tourné vers cette femme riche et visiblement pleine de bonnes intentions, Peter prit d'un pas discret la direction de la fenêtre la plus proche. Seule la bonne sœur qui accompagnait leur visiteuse ne regardait pas les enfants. Elle la fixait. Elle.

"Vous vous en êtes très bien sortie Mademoiselle" convint Eva quand elles quittèrent l'orphelinat une heure plus tard. Ineska gardait une certaine raideur due à sa gène devant les petits et son manque cruel d'expérience avec les enfants. "Les choses semblent plus simples avec Isaak" avoua-t-elle. "C'est parce que le jeune Monsieur Bogomolov vous connait." Elle ne chercha pas à contredire sa domestique, toutes à ses pensées quand une blondinette lui fonça dessus par mégarde, dérapant à moitié dans sa robe.

Peter sourit en regardant Clochette faire à la noble dame le coup classique du "excusez moi, j'ai glissé" et s'en sortir d'une main de maître. La petite faisait le guet pour elle et en profitait pour faire les poches des passants. Un vrai petit ange. Seulement ce n'était pas une cible acceptable. Si les enfant des rues se mettaient à voler les rares personnes qui se préoccupent des orphelins... Qui s'intéresserait à eux? Elle se laissa glisser de son perchoir pour rejoindre la petite.

Dire qu'Ineska en était surprise était faible. "Tout va bien ?" s'inquiéta-t-elle pour la fillette. "Oh pauvre enfant..." Ses cheveux avaient grand besoin d'un bain et de la suie maculait ses joues rondes, plus dues à son âge qu'une alimentation riche. Quand à sa tenue, mieux valait ne pas s'attarder dessus. "Faîtes attention la prochaine fois, vous auriez sûrement moins de chance" lui conseilla Ineska alors qu'Eva fronçait des sourcils.

Alors que la petite bafouillait une excuser bidon sur un ton effrayé totalement artificiel, Peter se glissa à coté d'elle, prenant le fruit de son larcin dans sa main d'un geste vif avant de tendre son propre portefeuille à la dame. J'espère que vous ne lui en voudrez pas trop, elle ne savait pas que vous êtes quelqu'un qui mérite qu'on ne la vole pas... Elle fit à moitié écran devant la petite pour la protéger en cas de représailles.

La servante eut un hoquet de surprise à l'apparition du garçon plus âgé qu'elle. La bourgeoise, quant à elle, se redressa, le dos droit, et détailla les deux enfants sans qu'une émotion soit descriptible sur son visage - un talent lors des réceptions, quoiqu'un sourire narquois se dessinait en général - mais sa posture ne dénotait pas de colère ou un rejet. "Vous nous avez vu à l'orphelinat jeune homme, n'est-ce pas ?" Ah, voilà le sourire en coin. "Je ne compte pas crier aux voleurs pour un bien rendu, rassurez-vous" continua-t-elle en reprenant son portefeuille.

Peter hocha la tête en signe de remerciement. J'apprécie... Les gens sont si prompt à juger ceux dont la vie est plus misérable que la leur... Et pour répondre à votre question, en effet... Je me trouvais dans l'orphelinat. J'aime occuper les enfants et leur raconter des histoires. Son regard borgne défiait celui légèrement narquois de la jeune femme qui lui faisait face. Elle ne ferait preuve ni de déférence ni de peur face à cette femme de fer dans un gant de velour.

"C'est une bonne occupation mon garçon." Ineska n'avait pas cherché spécialement à venir dans une toilette très élégante, la voyant mal à propos dans un orphelinat, mais même en restant "simple", elle se démarquait. "Voulez-vous manger quelque chose les enfants ?" continua-t-elle devant la mine surprise de sa domestique.

Avant que Peter ait le temps de refuser, la petite Clochette avait sauté sur l'occasion d'un repas chaud et surtout gratuit. Ho oui madame! S'il vous plait! L'image de la petite fille qui quémandait à manger fit une telle pointe au cœur à Peter qu'elle ne put se résoudre à lui refuser ce plaisir. Elle hocha la tête en silence, se disant qu'avec une femme de cette gentillesse elles ne risquaient pas grand chose.

"Il y a-t-il quelque chose qui te ferait plaisir demoiselle ?" sourit-elle devant tant d'enthousiasme ; qu'on se le dise, elle était dans un jour de bonté alors autant faire les choses jusqu'au bout. Les soirées caritatives c'étaient une chose, voir un enfant qui volait pour manger en était une autre. Au moins, elle avait réellement l'impression de faire un bon geste, même s'il ne servira qu'une journée.

La petite prit une tête coupable en baissant les yeux au sol avant de les remonter doucement avec de discrètes larmes aux coins. De la viande? Il parait que c'est bon, mais.... Peter manqua d'éclater de rire face à ce jeu d'actrice d'une qualité irréprochable, et ne réussit à garder son sang froid et son sérieux que grâce à une discipline de fer. Clochette était sans doute une des meilleure voleuse qu'elle connaissait, et aucun étal de boucher ne lui résistait.

"C'est bon uniquement si elle n'est pas de qualité exécrable, ne mange jamais de viande qui ne sent pas bon ou tu seras malade" la mit en garde Ineska, autant que la petite perde l'image que n'importe quelle viande est signe de richesse. Avariée, la maladie frapperait. "Nous pouvons allez à l'enseigne que tu aimes bien Eva, on ne viendra pas nous contrôler là-bas." Elle sourit aux deux enfants, essayant de garder la tête haute sans paraître intimidante. Sa domestique finit par hocher la tête avec un "c'est une bonne idée mademoiselle" avant de prendre le chemin d'un petit bistro classieux.

Merci beaucoup Madame, c'est très gentil Madame. Peter suivait la petite fille dans son jeu, l'amitié qui les liait leur ayant appris à se faire mutuellement confiance. Le regard discret que la petite fille lui envoya la rassura sur le fait qu'il ne s'agissait qu'une de ses fines ruses de renard. Manger dans un restaurant, si Peter avait eut plusieurs fois l'occasion de le faire avec son Professeur, c'était un rêve qui se réalisait pour la petite fille.

Ledit bistro où elle accompagna les enfants, L'Ecusson d'Étain", était impéccablement entretenu avec une subtile décoration de bon goût. Cet effort lui donnait un aspect chic alors que ses prix -et sa clientèle- étaient loin de l'être. Cependant, Eva aimait venir ici car l'établissement restait respectable. En entrant, Inessa fut saluée par les hommes présents au comptoir, de même pour sa domestique, et elle regagna une table à l'écar sans attendre qu'on lui débarrasse de son manteau ou lui indique où s'asseoir. "Prenez place je vous prie" désigna-t-elle la banquette face à la sienne.

La table était un peu à l'écart aussi les petites n'avaient pas à s'inquiéter d'être vues par d'anciennes victimes, mais les regards de certains clients étaient plus qu'interrogatifs. Peter gardait quand même sa casquette légèrement baissée, elle n'aimait pas qu'on lui pose des questions sur son bandeau. C'est bien trop chic pour nous madame... On fait un peu tâche ici j'en ai peur...

Que dire qu'elle aussi faisait tâche à être si bien apprêtée pour un lieu si modeste ? Oksana en ferait un malaise à la voir ici, très certainement. "Corrigeons un peu cela" répondit-elle en sortant un mouchoir en tissus. Elle se servit elle-même un verre d'eau de la carafe à disposition, mettant mal à l'aise sa servante, et trempa la pointe du tissu. "Débarbouille donc un peu tes joues ma jolie, tu n'en seras que plus belle" lui tendit-elle à la fillette. "Quant à vous jeune homme, le dos droit je vous prie, avant-bras sur le rebord de table et ôtez-moi ce couvre-chef."

Peter saisit le mouchoir pour décrasser légèrement la petite. La couche de saleté était telle que le bout de tissu fut rapidement noir de suie sans qu'une amélioration flagrante ne puisse être remarquée. Clochette avait les joues un peu plus roses désormais. La plus grande des deux voleuses, une fois sa tache accomplie, se débarrassa de son chapeau, cachant sa grimace derrière. Elle tenta aussi d'arranger ses cheveux gris pour dissimuler, au moins partiellement, son bandeau.

Ineska ne fit aucune remarque au garçon, ni sur ses cheveux argentés, ni sur l’œil abîmé. Quand le serveur vint à leur rencontre, toute possible contestation de sa part sur la présence des enfants fut noyée sous un regard vairon inflexible et un sourire aussi tranchant qu'une lame aiguisée. "Mesdames, monsieur" se força l'employé pris de court. "Avez-vous fait votre choix ?" "Un bœuf Stroganov pour quatre s'il vous plaît... sauf si vous désirez autre chose ?" s'avança Ineska. Inutile de commander un plat trop lourd pour des estomacs peu habitués à être remplis.... pauvres petits...

Instant cuisine :