« …et, par conséquent, les Shamans ont le droit inaltérable et rétroactif de conserver et d’entretenir les liens qui les unissent à leurs proches, quand bien même ceux-ci ne seraient pas des Shamans eux-mêmes. Ainsi… »

Je l’admets : je m’étais probablement endormi bien avant d’arriver à la moitié du texte de la Déclaration des Droits du Shaman (déjà rien que le titre, on a fait plus original). En même temps, on a pas idée de me forcer à écouter un texte légal sans pouvoir lancer « objection » à chaque phrase. Maudit sort de silence. Donc, dormir était la meilleure option.

Le contenu exact de cette fameuse Déclaration (avec une majuscule s’il vous plaît) m’était donc un peu flou, mais j’avais au moins retenu que je pourrais m’attendre à l’avenir à croiser des humains à Bruxia. Et heureusement, parce que se faire brusquement ignorer, ça fout un choc (c’est pas comme si un ornithorynque volant c’était banal). Mais à part cette impolitesse inévitable, je les aimais bien ces humains. Ils apportait un regard neuf dans ce QG de la Shamanité.

Tiens tiens, en parlant de neuf, était-ce une nouvelle tête que je voyais là ? Allons donc dire bonjour.

Varsha était enfin invitée à séjourner dans l'école. Cela la changerait de l'Île des Esprits ! Elle écouta donc un discours parlant des droits des shamans qu'elle écouta d'une oreille, ne relevant la tête qu'à la mention d'esprit. Elle fut contente quand le discours se finit enfin, signe qu'elle pouvait arroser ! Un esprit se mit à lui parler. "Bonjour !" Bien sûr, elle ignorait de qui il s'agissait.

« Je ne pense pas t’avoir déjà croisé à l’école, si ? » Que les mauvaises langues qui disent que c’est impossible de discuter avec moi aillent se faire voir. À ce que je sache l’Esprit des Tempêtes n’est pas constamment drapé de tourbillons impénétrables non plus, pas vrai ?

"Non, j'ai décidé de me montrer davantage aux jeunes shamans ! N'est-ce pas excitant, tous ces fidèles qui te suivent des yeux et te rendent ton salut ? J'ai hâte ! Je leur ferais don de ma pluie !" dit Varsha, surexcitée par la nouveauté. Elle arborait fièrement son emblème : un beau et grand vase aux couleurs immaculés et bleu-ciel. "Tu es l'esprit de la complexité humaine, je me trompe ?"

L’Esprit de la complexité humaine? Où diable allait-elle pêcher ça? « Essaie encore. » En tout cas, mêmes j’avais pas été physionomiste (tâche rendue d’autant plus compliquée par le penchant pour les formes imprévisibles de certains esprits et le penchant pour le vieillissement à une vitesse alarmante des humains), la réaction de l’autre aurait clairement trahi. Elle était aussi excitée que les shamans de première année. Quand je disais que j’aimais bien les regards frais. « Et excitant, excitant… Pas plus ni moins que d’autres endroits du globe. »

Discorde ou contrariété humaine ? Oui, j’imagine que pour certains c’était probablement ce que je représentais. En tout cas, l’autre avait des avis bien affirmés, ça faisait plaisir à voir. « Une concentration de shamans, oui. Une concentration qui vit dans sa bulle déconnectée du reste du monde et suit bien gentiment les mêmes règles. Il était grand temps que de ’simples’ humains viennent mettre leur grain de sel. »

"J'étais sure que tu étais l'esprit de la Discorde ! Quel est ton nom ? Tu dois avoir trouvé qui je suis. Varsha, l'esprit de la Pluie ! Tu trouves que ça manque de piment ! Depuis combien de temps es-tu à Bruxia, mon canard ?" Autour d'eux, les jeunes shamans de familles ordinaires les regardaient avec des yeux ronds.

« ‘Canard' ? Ornithorynque, s’il te plaît. » Non mais ! C’était le bec, c’est ça ? C’était pourtant pas compliqué de faire la différence : elle avait déjà vu beaucoup de canards avec des poils et une queue de castor ? Non vraiment. « Pour le temps j’avoue que je m’y perds un peu. On est en quelle année déjà ? »

Demander l'année à un esprit était poser une colle, sauf dans le cas de l'Esprit des Calendriers. Varsha se pencha donc vers un élèves de deuxième années pour lui poser la question. Elle en informa donc le... l'ornithorynque. "Alors, je t'écoute. Depuis combien de temps es-tu ici, Ornithorynque ? Non que j'ai besoin d'une durée à l'année près. Une estimation me suffira. Comment était l'école auparavant ?"

« Ca doit faire un peu moins d’un siècle que je suis de retour. Je passe de temps en temps depuis la création de l’école. » Histoire de remuer les choses, entre autres. « L’école n’a pas tellement changé que ça. Moins que le monde extérieur en tout cas. Avec un peu de chance les humains apporteront du neuf. » D’accord, il y avait eu des évolutions au fur et à mesure que les techniques de construction et les outils du monde extérieur s’étaient développés, et Julio et ses sbires avaient causé du grabuge récemment, mais dans l’ensemble l’école était un microcosme d’une stabilité désespérante.

"Julio et ses sbires ont étudié ici aussi. Je me demande comment étaient ces humains à l'époque... Et si tu me faisais visiter les lieux ? Y a-t-il des endroits où adorent venir les jeunes shamans ? Je suis contente qu'une jungle soit aux environs de l'école, je sais déjà que j'y passerai beaucoup de temps !" L'esprit de la Discorde l'aidera-t-il ?

Julio et compagnie ? « Ils étaient trop uniformes. » Ca se voyait déjà rien qu’au fait qu’ils se bornent à un seul esprit cardinal. Et au traitement des voix dissidentes. Bande de sauvages. « Par chance pour toi, je connais cet endroit dans ses moindres recoins. Suis le guide ! » Et tant qu’à faire, on allait commencer par les salles de classe. Je sais, je sais, les profs n’aimaient pas qu’on perturbe les cours. Mais vous m’expliquez comment un shaman qui se laisse distraire par un rien peut espérer réussir la moindre invocation ?

Varsha suivit donc le guide jusque dans les salle de classe où les deux esprits purent voir les regards ébahis des jeunes shamans en plein cours. Varsha leur fait un petit coucou en exhibant un vase à son effigie. "Au revoir, les enfants ! Au revoir !" dit-elle toute excitée.

Au revoir ? Déjà ? Mais on venait d’arriver enfin ! « Tu ne voulais pas voir l’école et les élèves ? » En tout cas, moi je n’allais pas partir de sitôt. Je fis même l’effort de flotter jusqu’à une chaise vide pour m’y « asseoir ». Pourquoi la prof me jetait un regard noir comme ça ?

"Je veux voir tous les élèves ! Et..." Varsha n'est pas à l'aise entre quatre murs, cette situation est perturbante pour elle. "Je vais rester près de la fenêtre."

Vu sa tête, l’idée plaisait pas à la prof. « Allez voir l’école et les élèves ailleurs. Il y en a qui essaient de travailler ici. » « Vous ne refuseriez pas à des Esprits de s’instruire aussi ? » Ca en fit pouffer quelques-uns au dernier rang. Ils avaient probablement rarement vu un ornithorynque assis à un pupitre. La prof, elle, ne rigolait pas : « Bien sûr, et l’Administration ne verrait certainement aucun inconvénient à fournir cette instruction. » Quelle rabat-joie. J'allais pas jouer mon permis de séjour non plus. « Tu voulais voir le reste de l’école tu disais ? » Le temps de faire un dernier salut aux élèves, et j’étais dehors.

Varsha non plus ne voulait pas interpeller l'Administration sitôt arrivée à l'école. Elle suivit donc l'esprit-ornithorynque vers le reste de l'école. "Cet endroit manque de grandes fenêtres..." commenta-t-elle, dépitée.

« Ah bon ? » L’absence de fenêtres ne m’avait jamais spécialement marqué, surtout parce que je ne faisais jamais très attention aux portes, fenêtres et murs dans mes déplacements. « Des fenêtres plus grandes apporteraient quoi ? » Pour une fois, c’était une vraie question et pas une question de principe.

L'esprit ne comprenait pas Varsha, c'était pourtant évident pour elle. "Je suis un grand esprit du ciel. J'ai besoin de grands espaces à ciel ouvert, pas d'une boîte ridicule." Varsha se sentait à l'étroit, quand bien même elle avait revêtu une taille humaine.

« Ah. » Une pause. « Tu préférerais aller voir les terrains en plein air ? » Contraire, peut-être, mais pas au point de faire fuir les nouvelles rencontres, quand même. En général.

N'était-ce pas assez clair pour l'autre esprit ? "Oui ! Ma présence y est naturellement ! Pas dans une pièce ! Je ne suis pas faite pour supporter un mur au dessus de la tête !" Quand bien même elle pouvait passer au travers ! "C'est comme... de l'eau qui brûle, un soleil dans les profondeurs des abysses, de la nourriture qui affame !"

« L’eau bouillante brûle les humains et les animaux, les abysses contiennent des poissons équipés d’une lumière semblable au soleil et certains aliments sont connus pour aiguiser l’appétit. » Mais vu que je n’avais pas envie de la perdre complètement, je passai quand même à travers le mur extérieur pour me retrouver à l’air libre. « Les terrains de sport sont tout proches. »

"L'eau bouillante ébouillante, elle ne brûle pas et je doute qu'il y ait un soleil au fond des abysses, sinon elles ne seraient pas aussi noires." Quant aux aliments, Varsha ne pouvait rien dire, elle ne mangeait et n'avait aucune idée de ce qu'était la sensation de faim à part une sorte de vide dans le ventre. "allons voir les terrains de sport. À quoi cela sert-il aux humains ?"

Elle répondait du tac au tac, intéressant. Faudrait que je teste si ça se confirmait. Mais d’abord, direction les terrains de sport. « Les humains font du sport pour entretenir leur corps et pour se défouler. Et les sports d’équipe sont censés créer des liens entre les membres de l’équipe, si j’ai bien compris. »