Pourquoi te donnerais-je quelque chose d'autre ? demanda-t-il en clignant lentement des yeux, démontrant encore une fois la longueur de ses beaux cils.

"Oh..." roucoula innocemment le dragon. "Il est si facile d'oublier ou de se tromper... Réponds-moi clairement, Alchimiste." Les yeux réduits à deux minuscules fentes noires au milieu d'un brasier qui ne s'en détachait que plus parmi la blancheur hivernale qu'avaient pris ses écailles, le dragon ne semblait pas prêt d'obéir sans avoir eu ce qu'il voulait.

Oui, c'est la potion de feu. Maintenant tu l'avales ou je te la fous dans la gueule espèce de crotte de ver de terre géant qui pue les pieds de #@%£*µ. Le calme incarné de l'extérieur, évidemment. Oh ce qu'il avait hâte d'en finir avec ce ver idiot. Il serait bien heureux de le voir cramer face à la fureur de maman ver. C'est beau de rêver.

L'Alchimiste ne respirait pas le mensonge, la langue hypersensible de Viholvä l'aurait senti sinon, et elle dardait vers Navi pour vérifier la véracité de ses propos. Mais le dragon n'avala pas la potion d'un coup, même si l'idée était tentante car la glace lui montait au coeur rien qu'à la vue de l'aspect de ses écailles ; il y alla griffe par griffe, trois gouttes, pas une de plus.

Il allait en avoir besoin plus pour l'effet désiré. La potion était plutôt prévu pour donner chaleur. Moins pour l'effet visuel qui n'était qu'un effet secondaire sur lequel Navi travaillait encore. Plus, ordonna-t-il. Au moins la moitié.

Le dragon renifla. Par tous les Hiisi, pourquoi la potion de feu serait-elle moins efficace de la potion de glace ? Pathétique Alchimiste ! Mais il préférait nettement boire cette potion que l'autre dégoûtante qui lui avait fait revêtir cette horrible parure enneigée. Pressé d'en finir, et plutôt assuré de savoir promptement réagir à toute duplicité de cet Humain, il but la moitié de la fiole.

Et voilà enfin les flammèches qui se tordirent parmi les effets glacials (esthétiques, encore une fois, question de préciser pour les dragons paranos parmi nous) sur ses écailles. Navi était satisfait. C'était encore plus impressionnant à voir qu'il ne l'aurait pensé. Et encore heureux si impressionner la dragonne avait été le but ! Tu peux pas danser un peu pour mettre tout ça en valeur ? Sûrement pas. Pathétique Ver de Terre.

Ses naseaux se remplissaient d'une vapeur nouvelle, chargée de son plaisir devant tant de splendeur ; les flammes lui allaient à ravir, comme de coutume ! Il en oublia un instant ses griefs contre l'Alchimiste pour se pavaner devant les yeux inquisiteurs de sa mère qui le fixaient comme on regarde une perle extraordinaire ; elle ne l'avait jamais regardé comme ça, même lorsqu'il réussissait un chant complexe.

Au moins il portait l'effet avec fierté. S'il avait continué à faire la gueule, Navi aurait été obligé d'intervenir. Maman Dragon n'avait pas l'air impressionné (c'est pas le mot qu'il aurait utilisé) mais la curiosité était un bon début en ce qui concernait provoquer une réaction. Surtout pour une créature qui semblerait déjà avoir tout vu dans sa longue vie. Alors, on a passé le test ?

Qu'est-ce qui se passe là ? C'est un truc mère-fils, c'est ça ? Navi était l'heureux élu qui ne devait pas souffrir à cet égard. Mille merci à Magoras, cet imbécile de crotte de bique — qu'il pourrisse dans son bocal ! Le jeune (d'apparence) mage serait intervenu dans leur bataille des regards s'il n'avait pas envie de voir la crevette déraper et se prendre une raclée. Ça serait un tel plaisir.

Oui, partons ! Bien ! Enfin quelque chose qu'il salua avec enthousiasme.

La dragonne ne daigna même pas leur adresser un dernier regard, l'esprit déjà repartie dans une volvä autour du mystère du lien entre la glace et le feu. Viholvä mena rapidement Navi jusqu'à la surface, pesta à peine lorsque le froid revint lui mordre les écailles. Il récupéra ses effets recouverts de neige et trifouilla dans son bonnet sans fond jusqu'à trouver une cordelette décente qu'il tendit à l'Alchimiste. "Pour les cheveux." L'Humain lui avait bien servi après tout...

Tu peux garder tes con— Oooooooooh. Non mais le choc total. Pourquoi un dragon se balade avec des accessoires à cheveux déjà. Il n'avait pas un poil sur la tête. Non en fait il en a rien à foutre. Tant mieux. La cordelette est magnifique. Un accessoire qui vaut la peine de placer dans ses cheveux. Navi l'accepta avec un "merci" presque trop rapide pour être entendu et s'activa à s'attacher les cheveux.

Hmmm ? Navi n'avait pas remarqué l'objet dans la neige. Il était trop fort occupé avec ses cheveux. Aaaaah, ce bijou lui allait à merveille ! Il s'harmonisa parfaitement avec la teinte de ses cheveux (maintenant soigneusement tressé malgré le manque de miroir) et brilla comme une étoile dans le ciel. Tous les péchés du dragon furent temporairement oubliés.

Il sentait l'esprit de sa mère se rapprocher dangereusement d'eux. Elle les avait quitté en bon terme mais il savait mieux que quiconque que le temps ne signifiait plus rien en volvä ; si elle les sentait sur son territoire, ils allaient en baver. "Il faut y aller." répéta-t-il d'un ton pressant en empoignant d'une patte l'Alchimiste, de l'autre patte l'immense écaille blanche et en décollant aussitôt dans une gerbe de neige.

Argh ! Il n'était pas prêt. Il voulait encore faire matérialiser un miroir pour s'admirer rapidement, mais le voilà de nouveau entre les griffes du dragon en plein vol. En espérant que le voyage de retour sera plus rapide !

Ils s'envolèrent avec une bourrasque de blizzard aux fesses mais il n'y eut pas plus de représailles. Après une bonne heure de vol à pleine vitesse, le dragon ralentit l'allure pour ne pas se fatiguer inutilement et jeta un oeil vers son passager. Peut-être allait-il garder la surprise de l'écaille blanche pour l’atterrissage, histoire que le Prince de la Beauté (cela n'avait rien de flatteur dans son esprit) ait quelque chose à redire du voyage.

Il avait besoin de s'étirer les jambes. De bouger un peu. Navi aimait le luxe et confort mais une heure en plein vol c'est autre chose. On y est presque ? demanda-t-il sur un ton légèrement ennuyé.

Le dragon grommela sans même poser un oeil sur l'Alchimiste dont les pieds pendaient de sa patte. "Aussi longtemps que le voyage d'aller." Et il espérait avoir retrouvé la splendeur de ses écailles écarlates une fois de retour dans la clairière de départ. Son esprit vagabondait déjà ailleurs, vers le coeur brûlant qu'il était sensé trouver. Les Monts de Krokdor lui semblaient tout indiqués pour commencer un tel voyage. Il ne fut donc pas le plus bavard des compagnons de voyage.

Et ça lui allait très bien comme ça. En général tout ce qui sortait de la bouche du dragon menait à des disputes. Il préférait largement voyager en silence.