Patya est un peu mal à l'aise, mais il s'exécute sans rien dire et vient s'assoir en face du lit.

Il inspira et expira profondément. Ses côtes ne lui faisaient plus tellement mal. Il faudra que tu viennes à mon magasin... C'est près de l'ancienne rue Arbat. On y vend à la fois des livres et toutes sortes de bibelots mécaniques. Un temps. J'espère qu'il croit pas que je lui fais de la publicité... ! Bien qu'effectivement, je sois en train de lui en faire... Et toi, tu fais quoi comme travail ?

Patya se représente l'ancienne rue Arbat et ses environs un instant. Ce magasin, ça lui dit quelque chose. Il court tellement partout dans Moscou qu'il a sans doute vue toutes les vitrines et devantures qui existent. Je suis coursier. Je livre les petits paquets que les gens ne veulent pas confier à la poste. C'est sympa, comme boulot. Je suis dehors et je rencontre plein de monde. Je vois où est ton magasin, d'ailleurs, mais je n'y suis jamais entré.

Patya rit doucement en imaginant le costume de travail des employés. Quelques instants plus tard, il s'assombrit à l'unisson avec Matias et opine du chef. Si on veut remettre les choses dans l'ordre, c'est plutôt vous qui m'êtes tombés dessus. Sûr qu'il n'aurait pas songé trouver des Miliciens en plein bois pendant sa promenade. Les sons douloureux de la scène ressurgissent brutalement de sa mémoire. Je suis désolé de ne pas être intervenu, dit-il, empreint de culpabilité.

Se cacher. Le maître mot depuis que sa zootropie avait émergée. Et encore, il avait eu la chance de grandir à la campagne, ce qui réduisait considérablement le risque d'être pris pour cible sous sa forme animal. Il ne donnait pas cher de la peau des animaux errants en ville. Il avait déjà vu des gens s'écarter sur le passage d'un chat. La liberté, il en rêvait chaque jour que Dieu faisait. J'espère être là pour le voir, répondit-il, sans mesurer le pessimisme de sa formulation.

Pessimisme perçu par Matias, qui ne lui en tint nullement rigueur : les choses ne semblaient pas prêtes de changer sur le long terme pour intégrer les zootropes dans la société. Mais il continuerait de se battre rien que pour contribuer à ce que ce changement arrive un jour, dût-il mettre plusieurs siècles à arriver. Après un temps, il regarda Patya droit dans les yeux. Tu aurais pu me laisser mourir et faire comme si tu n'avais rien vu. Mais tu m'as sauvé.

Il resta silencieux un instant. À vrai dire, la fuite lui avait traversé l'esprit : la peur est une terrible conseillère. Mais il y avait une chose que Patya s'efforçait de ne pas trahir, en lui. Une chose à laquelle il s'accrochait malgré les exactions des hommes de foi. Je crois en Dieu, dit-il enfin, comme si cela pouvait tout expliquer. Sa peur de l'Enfer, son besoin incommensurable de légitimer son existence... Son devoir envers son prochain.

Patya sentit son cœur se serrer. Il réfréna une douloureuse envie de partir en courant et prit quelques minutes pour calmer sa peine et réfléchir à ce qu'il allait dire. Je crois en Lui, souffla-t-il. Ce n'est pas de Sa faute si les zootropes souffrent. Nous sommes tous capables de faire du mal et tous capables de faire le bien. Mais parfois, nous écoutons plus la voix de Satan que la Sienne. C'est ça qui nous fait souffrir.

Patya s'efforça de se détendre. Il tenta de sourire, mais n'y parvint pas. Il était gêné. Il sentait que Matias et lui n'étaient pas prêts de s'entendre sur ce sujet, leurs idées étaient trop radicalement opposées. Mais il comprenait aussi que cet homme blessé venait de lui tendre une main amicale. Le lait doit être chaud, dit-il pour changer de sujet. Il avait l'impression d'être là depuis des heures alors que ça ne faisait probablement que quelques minutes.

Patya se joignit à Matias pour distraire la petite et fit apparaître ses oreilles de loup, comme il le faisait avec Ivanouchka. Puis il changea sa main en patte et posa son menton dessus, d'un air nonchalant. La fillette le fixait sans broncher, un grand sourire sur le visage. Quoi, j'ai quelque chose sur la figure ? demanda-t-il en haussant les épaules. Vita recommença à rire. Taaaip ! да ! fit-elle en le pointant du doigt.

Patya évitait son regard, tout aussi gêné que lui. Bah, c'est pas grave, dit-il en frottant ses mains sur ses cuisses. Tous deux ne venaient pas du même monde, il s'en rendait compte. Si Matias faisait un effort, il pouvait bien lui aussi. Comment tu te sens ? demanda-t-il pour passer à autre chose.

Le sisu, répète-t-il, intrigué et, il doit l'avouer, un peu fasciné. Ce truc-là, il en a déjà usé et il en aura sans aucun doute encore besoin. Le fait de mettre un nom dessus donne tout à coup plus de corps à l'idée en elle-même. Cette chose qui le pousse à poursuivre une vie normale malgré sa différence. Il sourit enfin d'un sourire sincère. Et reconnaissant. C'est un super truc, je m'en souviendrai.

Patya n'a jamais eut les moyens de se payer un tel voyage. Le trajet jusqu'à la capitale, deux ans plus tôt, il l'a fait en voiture. Ça avait pris du temps, sans parler du confort. Monter dans une de ces machines volantes, c'est un rêve parmi tant d'autre. Voir le monde comme un oiseau doit être fantastique ! Ça je n'y manquerai pas ! s'enthousiasme-t-il à cette évocation. T'as volé au-dessus de la Russie, ou c'était dans ton pays ?

Au-dessus de la Russie. En comparaison, la Finlande était plutôt modeste au niveau technologique... Et de ce que j'en lis, ça n'a pas beaucoup changé. La plupart des Finlandais préfèrent l'isolement dans la nature que le tohu-bohu citadin. En tout cas, je t'emmènerai faire un tour avec moi, le moment venu ! Je te dois bien ça. On s'en fait la promesse ? dit-il en levant la main, attendant que son nouvel ami la serre pour conclure le pacte.

Patya n'hésite qu'une seconde avant de lui serrer la main. Tu ne me dois rien, mais marché conclu. Il pense ce qu'il dit ; c'est à lui-même qu'il devait d'agir. S'il ne l'avait pas fait, cela l'aurait hanté toute sa vie. Ça aurait même donner raison aux prêtres. Mais je ne suis pas un démon. J'ai hâte ! ajoute-t-il avec un grand sourire.